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alors se déplacer sans se déformer : le mouvement se surajouterait au mobile comme un accident. Il est en effet utile d’avoir affaire, tous les jours, à des objets stables et, en quelque sorte, responsables, auxquels on s’adresse comme à des personnes. Le sens de la vue s’arrange pour prendre les choses de ce biais : éclaireur du toucher, il prépare notre action sur le monde extérieur. Mais déjà nous aurons moins de peine à percevoir le mouvement et le changement comme des réalités indépendantes si nous nous adressons au sens de l’ouïe. Écoutons une mélodie en nous laissant bercer par elle : n’avons-nous pas la perception nette d’un mouvement qui n’est pas attaché à un mobile, d’un changement sans rien qui change ? Ce changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible : si la mélodie s’arrêtait plus tôt, ce ne serait plus la même masse sonore ; c’en serait une autre, également indivisible. Sans doute nous avons une tendance à la diviser et à nous représenter, au lieu de la continuité ininterrompue de la mélodie, une juxtaposition de notes distinctes. Mais pourquoi ? Parce que nous pensons à la série discontinue d’efforts que nous ferions pour recomposer approximativement le son entendu en chantant nous-mêmes, et aussi parce que notre perception auditive a pris l’habitude de s’imprégner d’images visuelles. Nous écoutons la mélodie à travers la vision qu’en aurait un chef d’orchestre qui regarde sa partition. Nous nous représentons des notes juxtaposées à des notes sur une feuille de papier imaginaire. Nous pensons à un clavier sur lequel on joue, à l’archet qui va et qui vient, au musicien dont chacun donne sa partie à côté des autres. Faisons abstraction de ces images spatiales : il reste le changement pur, se suffisant à lui-même, nullement divisé, nullement attaché à une « chose » qui change.