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votre creuset que ce que vous y aurez mis ; tant vous y aurez introduit de vision, tant vous en retrouverez ; et le raisonnement ne vous aura pas fait avancer d’un pas au delà de ce que vous aviez perçu d’abord. Voilà ce que Kant a dégagé en pleine lumière ; et c’est là, à mon sens, le plus grand service qu’il ait rendu à la philosophie spéculative. Il a définitivement établi que, si la métaphysique est possible, ce ne peut être que par un effort d’intuition. — Seulement, ayant prouvé que l’intuition serait seule capable de nous donner une métaphysique, il ajouta : cette intuition est impossible.

Pourquoi la jugea-t-il impossible ? Précisément parce qu’il se représenta une vision de ce genre — je veux dire une vision de la réalité « en soi » — comme se l’était représentée Plotin, comme se la sont représentée en général ceux qui ont fait appel à l’intuition métaphysique. Tous ont entendu par là une certaine faculté de connaître qui se distinguerait radicalement de la conscience aussi bien que des sens, qui serait même orientée dans la direction inverse. Tous ont cru que se détacher de la vie pratique était lui tourner le dos.

Pourquoi l’ont-ils cru ? Pourquoi Kant, leur adversaire, a-t-il partagé leur erreur ? Pourquoi tous ont-ils jugé ainsi, quittes à en tirer des conclusions opposées, ceux-là construisant aussitôt une métaphysique, celui-ci déclarant la métaphysique impossible ?

Ils l’ont cru, parce qu’ils se sont imaginé que nos sens et notre conscience, tels qu’ils fonctionnent dans la vie de tous les jours, nous faisaient saisir directement le mouvement. Ils ont cru que par nos sens et notre conscience, travaillant comme ils travaillent d’ordinaire, nous apercevions réellement le changement dans les choses et le changement en nous. Alors, comme il est incontestable qu’en sui-