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commodité, mais tout y est dans un présent qui semble recommencer sans cesse ; et nous-mêmes artificiellement façonnés à l’image d’un univers non moins artificiel, nous nous apercevons dans l’instantané, nous parlons du passé comme de l’aboli, nous voyons dans le souvenir un fait étrange ou en tout cas étranger, un secours prêté à l’esprit par la matière. Ressaisissons-nous au contraire, tels que nous sommes, dans un présent épais et, de plus, élastique, que nous pouvons dilater indéfiniment vers l’arrière en reculant de plus en plus loin l’écran qui nous masque à nous-mêmes ; ressaisissons le monde extérieur tel qu’il est, non seulement en surface, dans le moment actuel, mais en profondeur, avec le passé immédiat qui le presse et qui lui imprime son élan ; habituons-nous, en un mot, à voir toutes choses sub specie durationis : aussitôt le raidi se détend, l’assoupi se réveille, le mort ressuscite dans notre perception galvanisée. Les satisfactions que l’art ne fournira jamais qu’à des privilégiés de la nature et de la fortune, et de loin en loin seulement, la philosophie ainsi entendue nous les offrirait à tous, à tout moment, en réinsufflant la vie aux fantômes qui nous entourent et en nous revivifiant nous-mêmes. Par là elle deviendrait complémentaire de la science dans la pratique aussi bien que dans la spéculation. Avec ses applications qui ne visent que la commodité de l’existence, la science nous promet le bien-être, tout au plus le plaisir. Mais la philosophie pourrait déjà nous donner la joie.