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mélodie où tout est devenir mais où le devenir, étant substantiel, n’a pas besoin de support. Plus d’états inertes, plus de choses mortes ; rien que la mobilité dont est faite la stabilité de la vie. Une vision de ce genre, où la réalité apparaît comme continue et indivisible, est sur le chemin qui mène à l’intuition philosophique.

Car il n’est pas nécessaire, pour aller à l’intuition, de se transporter hors du domaine des sens et de la conscience. L’erreur de Kant fut de le croire. Après avoir prouvé par des arguments décisifs qu’aucun effort dialectique ne nous introduira jamais dans l’au-delà et qu’une métaphysique efficace serait nécessairement une métaphysique intuitive, il ajouta que cette intuition nous manque et que cette métaphysique est impossible. Elle le serait, en effet, s’il n’y avait pas d’autres temps ni d’autre changement que ceux que Kant a aperçus et auxquels nous tenons d’ailleurs à avoir affaire ; car notre perception usuelle ne saurait sortir du temps ni saisir autre chose que du changement. Mais le temps où nous restons naturellement placés, le changement dont nous nous donnons ordinairement le spectacle, sont un temps et un changement que nos sens et notre conscience ont réduits en poussière pour faciliter notre action sur les choses. Défaisons ce qu’ils ont fait, ramenons notre perception à ses origines, et nous aurons une connaissance d’un nouveau genre sans avoir eu besoin de recourir à des facultés nouvelles.

Si cette connaissance se généralise, ce n’est pas seulement la spéculation qui en profitera. La vie de tous les jours pourra en être réchauffée et illuminée. Car le monde où nos sens et notre conscience nous introduisent habituellement n’est plus que l’ombre de lui-même ; et il est froid comme la mort. Tout y est arrangé pour notre plus grande