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les autres en soient complémentaires : la même pensée se traduit aussi bien en phrases diverses composées de mots tout différents, pourvu que ces mots aient entre eux le même rapport. Tel est le processus de la parole. Et telle est aussi l’opération par laquelle se constitue une philosophie. Le philosophe ne part pas d’idées préexistantes ; tout au plus peut-on dire qu’il y arrive. Et quand il y vient, l’idée ainsi entraînée dans le mouvement de son esprit, s’animant d’une vie nouvelle comme le mot qui reçoit son sens de la phrase, n’est plus ce qu’elle était en dehors du tourbillon.


On trouverait une relation du même genre entre un système philosophique et l’ensemble des connaissances scientifiques de l’époque où le philosophe a vécu. Il y a une certaine conception de la philosophie qui veut que tout l’effort du philosophe tende à embrasser dans une grande synthèse les résultats des sciences particulières. Certes, le philosophe fut pendant longtemps celui qui possédait la science universelle ; et aujourd’hui même que la multiplicité des sciences particulières, la diversité et la complexité des méthodes, la masse énorme des faits recueillis rendent impossible l’accumulation de toutes les connaissances humaines dans un seul esprit, le philosophe reste l’homme de la science universelle, en ce sens que, s’il ne peut plus tout savoir, il n’y a rien qu’il ne doive s’être mis en état d’apprendre. Mais suit-il de là que sa tâche soit de s’emparer de la science faite, de l’amener à des degrés croissants de généralité, et de s’acheminer, de condensation en condensation, à ce qu’on a appelé l’unification du savoir ? Permettez-moi de trouver étrange que ce soit au nom de la science, par respect pour la science, qu’on nous propose cette conception de la philosophie : je n’en connais pas de