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soient calculables, et par conséquent visibles dans son état présent. Mais, je le répète, ce système est extrait ou abstrait d’un tout qui comprend, outre la matière inerte et inorganisée, l’organisation. Prenez le monde concret et complet, avec la vie et la conscience qu’il encadre ; considérez la nature entière, génératrice d’espèces nouvelles aux formes aussi originales et aussi neuves que le dessin de n’importe quel artiste ; attachez-vous, dans ces espèces, aux individus, plantes ou animaux, dont chacun a son caractère propre — j’allais dire sa personnalité (car un brin d’herbe ne ressemble pas plus à un autre brin d’herbe qu’un Raphaël à un Rembrandt) ; haussez-vous, par-dessus l’homme individuel, jusqu’aux sociétés qui déroulent des actions et des situations comparables à celles de n’importe quel drame : comment parler encore de possibles qui précéderaient leur propre réalisation ? Comment ne pas voir que si l’événement s’explique toujours, après coup, par tels ou tels des événements antécédents, un événement tout différent se serait aussi bien expliqué, dans les mêmes circonstances, par des antécédents autrement choisis — que dis-je ? par les mêmes antécédents autrement découpés, autrement distribués, autrement aperçus enfin par l’attention rétrospective ? D’avant en arrière se poursuit un remodelage constant du passé par le présent, de la cause par l’effet.

Nous ne le voyons pas, toujours pour la même raison, toujours en proie à la même illusion, toujours parce que nous traitons comme du plus ce qui est du moins, comme du moins ce qui est du plus. Remettons le possible à sa place : l’évolution devient tout autre chose que la réalisation d’un programme : les portes de l’avenir s’ouvrent toutes grandes ; un champ illimité s’offre à la liberté. Le tort des doctrines, — bien rares dans l’histoire de la philosophie, —