Page:Bergson - L’Évolution créatrice.djvu/390

Cette page a été validée par deux contributeurs.
372
MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

La connaissance qui le prendrait pour objet, à supposer qu’elle fût possible, serait moins que science.

Mais, pour une science qui place tous les instants du temps sur le même rang, qui n’admet pas de moment essentiel, pas de point culminant, pas d’apogée, le changement n’est plus une diminution de l’essence, ni la durée un délayage de l’éternité. Le flux du temps devient ici la réalité même, et, ce qu’on étudie, ce sont les choses qui s’écoulent. Il est vrai que sur la réalité qui coule on se borne à prendre des instantanés. Mais, justement pour cette raison, la connaissance scientifique devrait en appeler une autre, qui la complétât. Tandis que la conception antique de la connaissance scientifique aboutissait à faire du temps une dégradation, du changement la diminution d’une Forme donnée de toute éternité, au contraire, en suivant jusqu’au bout la conception nouvelle, on fût arrivé à voir dans le temps un accroissement progressif de l’absolu et dans l’évolution des choses une invention continue de formes nouvelles.

Il est vrai que c’eût été rompre avec la métaphysique des anciens. Ceux-ci n’apercevaient qu’une seule manière de savoir définitivement. Leur science consistait en une métaphysique éparpillée et fragmentaire, leur métaphysique en une science concentrée et systématique : c’étaient, tout au plus, deux espèces d’un même genre. Au contraire, dans l’hypothèse où nous nous plaçons, science et métaphysique seraient deux manières opposées, quoique complémentaires, de connaître, la première ne retenant que des instants, c’est-à-dire ce qui ne dure pas, la seconde portant sur la durée même. Il était naturel qu’on hésitât entre une conception aussi neuve de la métaphysique et la conception traditionnelle. La tentation devait même être grande de recommencer sur la nouvelle science ce