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LA SCIENCE MODERNE

ment. La science pourra considérer des réarrangements de plus en plus rapprochés les uns des autres ; elle fera croître ainsi le nombre des moments qu’elle isolera, mais toujours elle isolera des moments. Quant à ce qui se passe dans l’intervalle, la science ne s’en préoccupe pas plus que ne font l’intelligence commune, les sens et le langage : elle ne porte pas sur l’intervalle, mais sur les extrémités. La méthode cinématographique s’impose donc à notre science, comme elle s’imposait déjà à celle des anciens.

Où est donc la différence entre ces deux sciences ? Nous l’avons indiquée, quand nous avons dit que les anciens ramenaient l’ordre physique à l’ordre vital, c’est-à-dire les lois aux genres, tandis que les modernes veulent résoudre les genres en lois. Mais il importe de l’envisager sous un autre aspect, qui n’est d’ailleurs qu’une transposition du premier. En quoi consiste la différence d’attitude de ces deux sciences vis-à-vis du changement ? Nous la formulerions en disant que la science antique croit connaître suffisamment son objet quand elle en a noté des moments privilégiés, au lieu que la science moderne le considère à n’importe quel moment.

Les formes ou idées d’un Platon ou d’un Aristote correspondent à des moments privilégiés ou saillants de l’histoire des choses — ceux-là mêmes, en général, qui ont été fixés par le langage. Elles sont censées, comme l’enfance ou la vieillesse d’un être vivant, caractériser une période dont elles exprimeraient la quintessence, tout le reste de cette période étant rempli par le passage, dépourvu d’intérêt en lui-même, d’une forme à une autre forme. S’agit-il d’un corps qui tombe ? On croit avoir serré d’assez près le fait quand on l’a caractérisé globalement : c’est un mouvement vers le bas, c’est la tendance vers un