Page:Bergson - L’Évolution créatrice.djvu/370

Cette page a été validée par deux contributeurs.
352
MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

la nécessité d’un premier moteur immobile, non pas en se fondant sur ce que le mouvement des choses a dû avoir un commencement, mais au contraire en posant que ce mouvement n’a pas pu commencer et ne doit jamais finir. Si le mouvement existe, ou, en d’autres termes, si la monnaie se compte, c’est que la pièce d’or est quelque part. Et si la sommation se poursuit sans fin, n’ayant jamais commencé, c’est que le terme unique qui lui équivaut éminemment est éternel. Une perpétuité de mobilité n’est possible que si elle est adossée à une éternité d’immutabilité, qu’elle déroule en une chaîne sans commencement ni fin.

Tel est le dernier mot de la philosophie grecque. Nous n’avons pas eu la prétention de la reconstruire a priori. Elle a des origines multiples. Elle se rattache par des fils invisibles à toutes les fibres de l’âme antique. C’est en vain qu’on voudrait la déduire d’un principe simple[1]. Mais, si l’on en élimine tout ce qui est venu de la poésie, de la religion, de la vie sociale, comme aussi d’une physique et d’une biologie encore rudimentaires, si l’on fait abstraction des matériaux friables qui entrent dans la construction de cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine. On aboutit à une philosophie de ce genre, en effet, dès qu’on suit jusqu’au bout la tendance cinématographique de la perception et de la pensée. À la continuité du changement évolutif notre perception et notre pensée commencent par substituer une série de formes stables qui seraient

  1. Surtout, nous avons presque laissé de côté ces intuitions admirables, mais un peu fuyantes, que Plotin devait plus tard ressaisir, approfondir et fixer.