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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

tout cela représente simplement un certain déficit fondamental en lequel consiste la matérialité. Comblez ce déficit : du même coup vous supprimez l’espace et le temps, c’est-à-dire les oscillations indéfiniment renouvelées autour d’un équilibre stable toujours poursuivi, jamais atteint. Les choses rentrent les unes dans les autres. Ce qui était détendu dans l’espace se retend en forme pure. Et passé, présent, avenir se rétractent en un moment unique, qui est l’éternité.

Cela revient à dire que le physique est du logique gâté. En cette proposition se résume toute la philosophie des Idées. Et là est aussi le principe caché de la philosophie innée à notre entendement. Si l’immutabilité est plus que le devenir, la forme est plus que le changement, et c’est par une véritable chute que le système logique des Idées, rationnellement subordonnées et coordonnées entre elles, s’éparpille en une série physique d’objets et d’événements accidentellement placés les uns à la suite des autres. L’idée génératrice d’un poème se développe en des milliers d’imaginations, lesquelles se matérialisent en phrases qui se déploient en mots. Et, plus on descend de l’idée immobile, enroulée sur elle-même, aux mots qui la déroulent, plus il y a de place laissée à la contingence et au choix : d’autres métaphores, exprimées par d’autres mots, eussent pu surgir ; une image a été appelée par une image, un mot par un mot. Tous ces mots courent maintenant les uns derrière les autres, cherchant en vain, par eux-mêmes, à rendre la simplicité de l’idée génératrice. Notre oreille n’entend que les mots ; elle ne perçoit donc que des accidents. Mais notre esprit, par bonds successifs, saute des mots aux images, des images à l’idée originelle, et remonte ainsi, de la perception des mots, accidents provoqués par des accidents,