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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

termes du premier genre, tirer ceux du second, mais non pas du second le premier : c’est du premier que la spéculation devrait partir. Mais l’intelligence renverse l’ordre des deux termes, et, sur ce point, la philosophie antique procède comme fait l’intelligence. Elle s’installe donc dans l’immuable, elle ne se donnera que des Idées. Pourtant il y a du devenir, c’est un fait. Comment, ayant posé l’immutabilité toute seule, en fera-t-on sortir le changement ? Ce ne peut être par l’addition de quelque chose, puisque, par hypothèse, il n’existe rien de positif en dehors des Idées. Ce sera donc par une diminution. Au fond de la philosophie antique gît nécessairement ce postulat : il y a plus dans l’immobile que dans le mouvant, et l’on passe, par voie de diminution ou d’atténuation, de l’immutabilité au devenir.

C’est donc du négatif, ou tout au plus du zéro, qu’il faudra ajouter aux Idées pour obtenir le changement. En cela consiste le « non-être » platonicien, la « matière » aristotélicienne, — un zéro métaphysique qui, accolé à l’Idée comme le zéro arithmétique à l’unité, la multiplie dans l’espace et dans le temps. Par lui l’Idée immobile et simple se réfracte en un mouvement indéfiniment propagé. En droit, il ne devrait y avoir que des Idées immuables, immuablement emboîtées les unes dans les autres. En fait, la matière y vient surajouter son vide et décroche du même coup le devenir universel. Elle est l’insaisissable rien qui, se glissant entre les Idées, crée l’agitation sans fin et l’éternelle inquiétude, comme un soupçon insinué entre deux cœurs qui s’aiment. Dégradez les idées immuables : vous obtenez, par là même, le flux perpétuel des choses. Les Idées ou Formes sont sans doute le tout de la réalité intelligible, c’est-à-dire de la vérité, en ce qu’elles représentent, réunies, l’équilibre théorique de l’Être. Quant