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LE DEVENIR ET LA FORME

se persuade sans doute à lui-même qu’il imite par son instabilité le mouvement même du réel. Mais si, en s’entraînant lui-même au vertige, il finit par se donner l’illusion de la mobilité, son opération ne l’a pas fait avancer d’un pas, puisqu’elle le laisse toujours aussi loin du terme. Pour avancer avec la réalité mouvante, c’est en elle qu’il faudrait se replacer. Installez-vous dans le changement, vous saisirez à la fois et le changement lui-même et les états successifs en lesquels il pourrait à tout instant s’immobiliser. Mais avec ces états successifs, aperçus du dehors comme des immobilités réelles et non plus virtuelles, vous ne reconstituerez jamais du mouvement. Appelez-les, selon le cas, qualités, formes, positions ou intentions ; vous pourrez en multiplier le nombre autant qu’il vous plaira et rapprocher ainsi indéfiniment l’un de l’autre deux états consécutifs ; vous éprouverez toujours devant le mouvement intermédiaire la déception de l’enfant qui voudrait, en rapprochant l’une de l’autre ses deux mains ouvertes, écraser de la fumée. Le mouvement glissera dans l’intervalle, parce que toute tentative pour reconstituer le changement avec des états implique cette proposition absurde que le mouvement est fait d’immobilités.

C’est de quoi la philosophie s’aperçut dès qu’elle ouvrit les yeux. Les arguments de Zénon d’Elée, quoiqu’ils aient été formulés dans une intention bien différente, ne disent pas autre chose.

Considère-t-on la flèche qui vole ? À chaque instant, dit Zénon, elle est immobile, car elle n’aurait le temps de se mouvoir, c’est-à-dire d’occuper au moins deux positions successives, que si on lui concédait au moins deux instants. À un moment donné, elle est donc au repos en un point donné. Immobile en chaque point de son trajet,