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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

est précisément de saisir une série de changements élémentaires sous forme de qualité ou d’état simple, par un travail de condensation. Plus grande est la force d’agir départie à une espèce animale, plus nombreux, sans doute, sont les changements élémentaires que sa faculté de percevoir concentre en un de ses instants. Et le progrès doit être continu, dans la nature, depuis les êtres qui vibrent presque à l’unisson des oscillations éthérées jusqu’à ceux qui immobilisent des trillions de ces oscillations dans la plus courte de leurs perceptions simples. Les premiers ne sentent guère que des mouvements, les derniers perçoivent de la qualité. Les premiers sont tout près de se laisser prendre dans l’engrenage des choses ; les autres réagissent, et la tension de leur faculté d’agir est sans doute proportionnelle à la concentration de leur faculté de percevoir. Le progrès se continue jusque dans l’humanité même. On est d’autant plus « homme d’action » qu’on sait embrasser d’un coup d’œil un plus grand nombre d’événements : c’est la même raison qui fait qu’on perçoit des événements successifs un à un et qu’on se laisse conduire par eux, ou qu’on les saisit en bloc et qu’on les domine. En résumé, les qualités de la matière sont autant de vues stables que nous prenons sur son instabilité.

Maintenant, dans la continuité des qualités sensibles nous délimitons des corps. Chacun de ces corps change, en réalité, à tout moment. D’abord, il se résout en un groupe de qualités, et toute qualité, disions-nous, consiste en une succession de mouvements élémentaires. Mais, même si l’on envisage la qualité comme un état stable, le corps est encore instable en ce qu’il change de qualités sans cesse. Le corps par excellence, celui que nous sommes le mieux fondés à isoler dans la continuité de la matière, parce qu’il constitue un système relativement