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LES LOIS PHYSIQUES

lue nécessité je sens confusément que mon imagination transporte le réchaud d’aujourd’hui sur celui d’hier, la casserole sur la casserole, l’eau sur l’eau, la durée qui s’écoule sur la durée qui s’écoule, et que le reste paraît dès lors devoir coïncider aussi, par la même raison qui fait que les troisièmes côtés de deux triangles qu’on superpose coïncident si les deux premiers coïncident déjà ensemble. Mais mon imagination ne procède ainsi que parce qu’elle ferme les yeux sur deux points essentiels. Pour que le système d’aujourd’hui pût être superposé à celui d’hier, il faudrait que celui-ci eût attendu celui-là, que le temps se fût arrêté et que tout fût devenu simultané à tout : c’est ce qui arrive en géométrie, mais en géométrie seulement. L’induction implique donc d’abord que, dans le monde du physicien comme dans celui du géomètre, le temps ne compte pas. Mais elle implique aussi que des qualités peuvent se superposer les unes aux autres comme des grandeurs. Si je transporte idéalement le réchaud allumé d’aujourd’hui sur celui d’hier, je constate sans doute que la forme est restée la même ; il suffit, pour cela, que les surfaces et les arêtes coïncident ; mais qu’est-ce que la coïncidence de deux qualités, et comment les superposer l’une à l’autre pour s’assurer qu’elles sont identiques ? Pourtant, j’étends au second ordre de réalité tout ce qui s’applique au premier. Le physicien légitimera plus tard cette opération en ramenant, autant que possible, les différences de qualité à des différences de grandeur ; mais, avant toute science, j’incline à assimiler les qualités aux quantités, comme si j’apercevais derrière celles-là, par transparence, un mécanisme géométrique[1]. Plus cette transparence est complète, plus, dans les mêmes condi-

  1. Op. cit., chap. I et III, passim.