Page:Bergson - L’Évolution créatrice.djvu/231

Cette page a été validée par deux contributeurs.
213
SCIENCE ET PHILOSOPHIE

sommes pas ici dans le domaine judiciaire, où la description du fait et le jugement sur le fait sont deux choses distinctes, par la raison très simple qu’il y a alors au-dessus du fait, indépendante de lui, une loi édictée par un législateur. Ici les lois sont intérieures aux faits et relatives aux lignes qu’on a suivies pour découper le réel en faits distincts. On ne peut pas décrire l’aspect de l’objet sans préjuger de sa nature intime et de son organisation. La forme n’est plus tout à fait isolable de la matière, et celui qui a commencé par réserver à la philosophie les questions de principe, et qui a voulu, par là, mettre la philosophie au-dessus des sciences comme une Cour de Cassation au-dessus des cours d’assises et d’appel, sera amené, de degré en degré, à ne plus faire d’elle qu’une simple cour d’enregistrement, chargée tout au plus de libeller en termes plus précis des sentences qui lui arrivent irrévocablement rendues.

La science positive, en effet, est œuvre de pure intelligence. Or, qu’on accepte ou qu’on rejette notre conception de l’intelligence, il y a un point que tout le monde nous accordera, c’est que l’intelligence se sent surtout à son aise en présence de la matière inorganisée. De cette matière elle tire de mieux en mieux parti par des inventions mécaniques, et les inventions mécaniques lui deviennent d’autant plus faciles qu’elle pense la matière plus mécaniquement. Elle porte en elle, sous forme de logique naturelle, un géométrisme latent qui se dégage au fur et à mesure qu’elle pénètre davantage dans l’intimité de la matière inerte. Elle est accordée sur cette matière, et c’est pourquoi la physique et la métaphysique de la matière brute sont si près l’une de l’autre. Maintenant, quand l’intelligence aborde l’étude de la vie, nécessairement elle traite le vivant comme l’inerte, appliquant à ce nouvel