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FONCTION NATURELLE DE L’INTELLIGENCE

dans le temps. L’intelligence n’est point faite pour penser l’évolution, au sens propre du mot, c’est-à-dire la continuité d’un changement qui serait mobilité pure. Nous n’insisterons pas ici sur ce point, que nous nous proposons d’approfondir dans un chapitre spécial. Disons seulement que l’intelligence se représente le devenir comme une série d’états, dont chacun est homogène avec lui-même et par conséquent ne change pas. Notre attention est-elle appelée sur le changement interne d’un de ces états ? Vite nous le décomposons en une autre suite d’états qui constitueront, réunis, sa modification intérieure. Ces nouveaux états, eux, seront chacun invariables, ou bien alors leur changement interne, s’il nous frappe, se résout aussitôt en une série nouvelle d’états invariables, et ainsi de suite indéfiniment. Ici encore, penser consiste à reconstituer, et, naturellement, c’est avec des éléments donnés, avec des éléments stables par conséquent, que nous reconstituons. De sorte que nous aurons beau faire, nous pourrons imiter, par le progrès indéfini de notre addition, la mobilité du devenir, mais le devenir lui-même nous glissera entre les doigts quand nous croirons le tenir.

Justement parce qu’elle cherche toujours à reconstituer, et à reconstituer avec du donné, l’intelligence laisse échapper ce qu’il y a de nouveau à chaque moment d’une histoire. Elle n’admet pas l’imprévisible. Elle rejette toute création. Que des antécédents déterminés amènent un conséquent déterminé, calculable en fonction d’eux, voilà qui satisfait notre intelligence. Qu’une fin déterminée suscite des moyens déterminés pour l’atteindre, nous le comprenons encore. Dans les deux cas nous avons affaire à du connu qui se compose avec du connu et, en somme, à de l’ancien qui se répète. Notre intelligence est là à son aise. Et, quel que soit l’objet, elle abstraira, sépa-