Page:Bergson - L’Évolution créatrice.djvu/180

Cette page a été validée par deux contributeurs.
162
LES DIRECTIONS DE L’ÉVOLUTION

même divergentes, de connaître. La première atteint immédiatement, dans leur matérialité même, des objets déterminés. Elle dit : « voici ce qui est ». La seconde n’atteint aucun objet en particulier ; elle n’est qu’une puissance naturelle de rapporter un objet à un objet, ou une partie à une partie, ou un aspect à un aspect, enfin de tirer des conclusions quand on possède des prémisses et d’aller de ce qu’on a appris à ce qu’on ignore. Elle ne dit plus « ceci est » ; elle dit seulement que si les conditions sont telles, tel sera le conditionné. Bref, la première connaissance, de nature instinctive, se formulerait dans ce que les philosophes appellent des propositions catégoriques, tandis que la seconde, de nature intellectuelle, s’exprime toujours hypothétiquement. De ces deux facultés, la première semble d’abord bien préférable à l’autre. Et elle le serait en effet, si elle s’étendait à un nombre indéfini d’objets. Mais, en fait, elle ne s’applique jamais qu’à un objet spécial, et même à une partie restreinte de cet objet. Du moins en a-t-elle la connaissance intérieure et pleine, non pas explicite, mais impliquée dans l’action accomplie. La seconde, au contraire, ne possède naturellement qu’une connaissance extérieure et vide ; mais, par là même, elle a l’avantage d’apporter un cadre où une infinité d’objets pourront trouver place tour à tour. Tout se passe comme si la force qui évolue à travers les formes vivantes, étant une force limitée, avait le choix, dans le domaine de la connaissance naturelle ou innée, entre deux espèces de limitation, l’une portant sur l’extension de la connaissance, l’autre sur sa compréhension. Dans le premier cas, la connaissance pourra être étoffée et pleine, mais elle se restreindra alors à un objet déterminé ; dans le second, elle ne limite plus son objet, mais c’est parce qu’elle ne contient plus rien,