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L’INTELLIGENCE ET L’INSTINCT

dont l’esprit possède la connaissance innée puisqu’il en fait un emploi naturel. Disons donc que si l’on envisage dans l’instinct et dans l’intelligence ce qu’ils renferment de connaissance innée, on trouve que cette connaissance innée porte dans le premier cas sur des choses et dans le second sur des rapports.

Les philosophes distinguent entre la matière de notre connaissance et sa forme. La matière est ce qui est donné par les facultés de perception, prises à l’état brut. La forme est l’ensemble des rapports qui s’établissent entre ces matériaux pour constituer une connaissance systématique. La forme, sans matière, peut-elle être déjà l’objet d’une connaissance ? Oui, sans doute, à condition que cette connaissance ressemble moins à une chose possédée qu’à une habitude contractée, moins à un état qu’à une direction ; ce sera, si l’on veut, un certain pli naturel de l’attention. L’écolier, qui sait qu’on va lui dicter une fraction, tire une barre, avant de savoir ce que seront le numérateur et le dénominateur ; il a donc présente à l’esprit la relation générale entre les deux termes, quoiqu’il ne connaisse aucun d’eux ; il connaît la forme sans la matière. Ainsi pour les cadres, antérieurs à toute expérience, où notre expérience vient s’insérer. Adoptons donc ici les mots consacrés par l’usage. Nous donnerons de la distinction entre l’intelligence et l’instinct cette formule plus précise : l’intelligence, dans ce qu’elle a d’inné, est la connaissance d’une forme, l’instinct implique celle d’une matière.

De ce second point de vue, qui est celui de la connaissance et non plus de l’action, la force immanente à la vie en général nous apparaît encore comme un principe limité, en lequel coexistent et se pénètrent réciproquement, au début, deux manières différentes, et