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L’ÉVOLUTION DE LA VIE

visé qui constitue la vision s’avance plus ou moins loin, la matérialité de l’organe est faite d’un nombre plus ou moins considérable d’éléments coordonnés entre eux, mais l’ordre est nécessairement complet et parfait. Il ne saurait être partiel, parce que, encore une fois, le processus réel qui lui donne naissance n’a pas de parties. C’est de quoi ni le mécanisme ni le finalisme ne tiennent compte, et c’est à quoi nous ne prenons pas garde non plus quand nous nous étonnons de la merveilleuse structure d’un instrument comme l’œil. Au fond de notre étonnement il y a toujours cette idée qu'une partie seulement de cet ordre aurait pu être réalisée, que sa réalisation complète est une espèce de grâce. Cette grâce, les finalistes se la font dispenser en une seule fois par la cause finale ; les mécanistes prétendent l’obtenir petit à petit par l’effet de la sélection naturelle ; mais les uns et les autres voient dans cet ordre quelque chose de positif et dans sa cause, par conséquent, quelque chose de fractionnable, qui comporte tous les degrés possibles d’achèvement. En réalité, la cause est plus ou moins intense, mais elle ne peut produire son effet qu’en bloc et d’une manière achevée. Selon qu’elle ira plus ou moins loin dans le sens de la vision, elle donnera les simples amas pigmentaires d’un organisme inférieur, ou l’œil rudimentaire d’une Serpule, ou l’œil déjà différencié de l’Alciope, ou l’œil merveilleusement perfectionné d’un Oiseau, mais tous ces organes, de complication très inégale, présenteront nécessairement une égale coordination. C’est pourquoi deux espèces animales auront beau être fort éloignées l’une de l’autre : si, de part et d’autre, la marche à la vision est allée aussi loin, des deux côtés il y aura le même organe visuel, car la forme de l’organe ne fait qu’exprimer la mesure dans laquelle a été obtenu l’exercice de la fonction.