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anticiper tout ce que fera son entourage[1]. Voilà donc un autre caractère de la fausse reconnaissance.

Mais le plus général de tous est celui dont nous parlions d’abord : le souvenir évoqué est un souvenir suspendu en l’air, sans point d’appui dans le passé. Il ne correspond à aucune expérience antérieure. On le sait, on en est convaincu, et cette conviction n’est pas l’effet d’un raisonnement : elle est immédiate. Elle se confond avec le sentiment que le souvenir évoqué doit être simplement un duplicatum de la perception actuelle. Est-ce alors un « souvenir du présent » ? Si l’on ne le dit pas, c’est sans doute que l’expression paraîtrait contradictoire, qu’on ne conçoit pas le souvenir autrement que comme une répétition du passé, qu’on n’admet pas qu’une représentation puisse porter la marque du passé indépendamment de ce qu’elle représente, enfin qu’on est théoricien sans le savoir et qu’on tient tout souvenir pour postérieur à la perception qu’il reproduit. Mais on dit quelque chose d’approchant ; on parle d’un passé que nul intervalle ne séparerait du présent : « J’ai senti se produire en moi une sorte de déclenchement qui a supprimé tout le passé entre cette minute d’autrefois et la minute où j’étais[2]. » Là est bien, en effet, la caractéristique du phénomène. Quand on parle de « fausse reconnaissance », ou devrait spécifier qu’il s’agit d’un processus qui ne contrefait pas réellement la reconnaissance vraie et qui n’en donne pas l’illusion. Qu’est-ce, en effet, que la reconnaissance normale ? Elle peut se produire de deux manières, soit par un sentiment de familiarité qui accompagne la perception présente, soit

  1. Jensen, art. cit., p. 57.
  2. F. Gregh, cité par Bernard-Leroy, p. 183.