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Comme je ne puis prédire ce qui va arriver, je vois bien que je ne le sais pas ; mais je prévois que je vais l’avoir su, en ce sens que je le reconnaîtrai en l’apercevant ; et cette reconnaissance à venir, que je sens inévitable en vertu de l’élan pris tout du long par ma faculté de reconnaître, exerce par avance un effet rétroactif sur mon présent, me plaçant dans l’étrange situation d’une personne qui se sent connaître ce qu’elle se sait ignorer.

Supposons une leçon autrefois sue par cœur et maintenant oubliée, mais qu’on se surprend, un jour, à répéter machinalement. Comme on reconnaît chaque mot dès qu’on le prononce, on sent qu’on le tient avant de le prononcer, et pourtant on ne le retrouve qu’en le prononçant. Celui qui prendra conscience du dédoublement continuel de son présent en perception et en souvenir sera dans le même état. Pour peu qu’il s’analyse lui-même, il se comparera à l’acteur qui joue automatiquement son rôle, s’écoutant et se regardant jouer. Mieux il approfondit ce qu’il éprouve, plus il se scinde en deux personnages, dont l’un se donne ainsi en spectacle à l’autre. D’un côté il sait qu’il continue d’être ce qu’il était, un moi qui pense et qui agit conformément à ce que la situation réclame, un moi inséré dans la vie réelle et s’adaptant à elle par un libre effort de sa volonté : voilà de quoi sa perception du présent l’assure. Mais le souvenir de ce présent, qui est également là, lui fait croire qu’il répète intégralement des choses déjà dites, qu’il revoit exactement des choses déjà vues, et le transforme ainsi en acteur qui récite un rôle. De là deux moi différents dont l’un, conscient de sa liberté, s’érige en