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Alors, quand on en use pour des systèmes de référence déterminés, on croit particulariser et matérialiser une essence immatérielle et universelle, comme fait le platonicien quand il passe de l’Idée pure, contenant éminemment tous les individus d’un genre, à l’un quelconque d’entre eux. Tous les systèmes viennent alors se placer sur la même ligne ; tous prennent la même valeur ; celui où l’on a est plus qu’un système comme les autres. On oublie que ce système était celui du physicien réel, que les autres sont seulement ceux de physiciens imaginés, qu’on avait cherché un mode de représentation convenant en même temps à ceux-ci et à celui-là, et que l’expression avait précisément été le résultat de cette recherche : on commettrait donc une véritable pétition de principe en s’autorisant de cette expression commune pour mettre tous les systèmes au même rang et pour déclarer que tous leurs Temps se valent, puisqu’on n’avait obtenu cette communauté d’expression qu’en négligeant la différence entre le Temps de l’un d’eux — seul Temps constaté ou constatable, seul Temps réel — et les Temps de tous les autres, simplement imaginés et fictifs. Le physicien avait le droit d’effacer la différence. Mais le philosophe doit la rétablir. C’est ce que nous avons fait[1].

  1. En définitive, la théorie de la Relativité exige que le physicien s’installe dans un des systèmes qu’il se donne, pour assigner de là un mouvement déterminé à chacun des autres systèmes, puisqu’il n’y a pas de mouvement absolu. Il peut jeter son dévolu sur l’un quelconque des systèmes de son univers ; il peut d’ailleurs changer de système à chaque instant ; mais force lui est, à un moment déterminé, de se trouver dans l’un d’eux. Dès qu’il s’en rend explicitement compte, la réciprocité de l’accélération lui apparaît, car le système où il s’installe est interchangeable avec tout autre système qu’il considère, quel qu’en soit le mouvement, pourvu que ce système soit pris en lui-même et non pas dans la représentation perspective qu’il s’en donne provisoirement. Le Temps réel est d’ailleurs celui que le physicien perçoit et mesure, celui du système où il s’est installé : justement parce que le système mouvant par lui considéré serait, au repos, interchangeable avec le sien au repos, notre physicien retrouverait ce même Temps réel dans le système mouvant qu’il considère s’il s’y transportait et si, par là même, il l’immobilisait, chassant alors le Temps fantasmatique qu’il s’y était représenté et qui ne pouvait être mesuré directement, effectivement, par personne. Mais, justement parce que sa pensée peut se poser n’importe où et se déplacer à chaque instant, il aime à se figurer qu’elle est partout, ou qu’elle n’est nulle part. Et comme alors tous les systèmes ne lui apparaissent plus comme référés à l’un d’eux, — le sien, — tous passent sur le même plan : dans tous à la fois il installe ainsi des physiciens qui seraient occupés à référer, alors que, seul immobile pour l’instant, notre physicien est seul véritablement référant. C’est ce qu’il fait, au fond, quand il parle de « systèmes de référence en mouvement ». Chacun de ces systèmes pourra sans doute devenir système de référence pour le physicien, actuellement référé, qui sera devenu référant, mais alors il sera immobile. Tant que notre physicien le laisse en mouvement, tant qu’il en fait simplement, représentés dans sa pensée à lui, des systèmes de référence éventuels, le seul véritable système de référence est le système où il est placé lui-même, d’où il mesure effectivement le Temps, et d’où il se représente alors en mouvement ces systèmes qui ne sont que virtuellement référants. C’est du haut de ce système qu’il opère en réalité — même si sa pensée se croit partout ou ne se croit nulle part — quand il distribue l’univers en systèmes animés de tels ou tels mouvements. Les mouvements ne sont tels ou tels que par rapport à  ; il n’y a mouvement ou immobilité que par rapporta . Si véritablement le physicien était partout, ou s’il n’était nulle part, tous ces mouvements seraient des mouvements absolus, toutes ces immobilités seraient des immobilités absolues : il faudrait dire adieu à la théorie le la Relativité. C’est ce que les théoriciens de la Relativité semblent parfois oublier, et c’est d’ailleurs à quoi ils n’ont pas besoin de prendre garde en tant que physiciens, puisque la distinction entre la vision réelle et la vision virtuelle, entre le système de référence qui est réellement adopté et celui qui est simplement représenté comme tel, disparaît nécessairement, comme nous l’avons montré, de l’expression mathématique de la théorie. Mais le philosophe, encore une fois, doit la rétablir.