Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

rue Laffitte, je n’ai pas vécu dans la lune, parmi les loups-phoques qui l’habitent et aboient sympathiquement aux fous de notre planète toupillante. Est-ce donc moi qui ai signé en qualité de : gérant, pendant vingt et un mois, les livraisons de ce magazine dont chacune revenait à trois mille francs environ, sans qu’on sût à qui on les devait, puisque aucun commanditaire n’y baillait de fonds et que, seul, le Saint-Esprit les composait, imprimait, brochait, rédigeait, gravait et débitait par l’opération extrahumaine à laquelle il doit sa réputation ?

Car il en fut exactement ainsi, et non autrement, jusqu’à la fin de ma gérance directoriale, et le plus fabuleux, c’est que si Georges Charpentier ne m’en avait soulagé pour mes étrennes de 1881, non seulement la « Vie Moderne » vivrait encore, mais j’aurais mes soixante mille livres de rente — pour quarante sous.

Oui, quarante sous, car c’est sur cette mise que je jouai la partie. Les boursiers me font rire. Qu’ils en refassent une, de « Vie Moderne » ! Moi, je ne m’en chargerais plus pour le million sonnant et trébuchant. Il est vrai que je n’avais que trente-quatre ans alors, et qu’il fallait en finir avec la critique d’art où je m’enlisais.

Quand on veut en finir avec la critique d’art où l’on s’enlise, c’est comme pour le monde où l’on s’ennuie, il faut rompre avec elle ou l’épouser. — C’est bien, disais-je à Alphonse Daudet, tu m’as précipité, au 16 mai, dans les bras de cette vieille dame constipée. Tant pis, je lui ferai un enfant de ma férule officielle, et il faudra bien quelle le nourrisse. — Et je lui fis la « Vie Moderne ».