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mains. Tu as une « trombine » qui me botte. Je paie la tournée, j’offre un verre.

Au premier tutoiement Antonin était devenu livide. Il s’accrochait les doigts aux favoris pour résister à la démangeaison de saisir l’ivrogne à la gorge. — Basta, basta, il y a deux sorties, choisissez ! — Et, ce disant, il avait surgi de sa boîte, l’œil en feu, tremblant de colère. Daudet s’amusait follement. De l’objectif de son monocle il photographiait ce duc en exil dans la chambre noire de sa mémoire.

— Alors, quand on veut s’abonner à ton sale canard, faut mettre des gants gris perle, Monseigneur ? V’là m’n argent. Je casque d’avance. Combien le service sur chine ?

Il y avait en effet un double tirage de luxe, sur chine et sur hollande, des numéros pour les bibliophiles.

Et jetant un billet de cent francs sur le comptoir :

— Paie-toi, fit Daudet, et garde la monnaie.

Pour le coup, l’observateur avait outre-passé la mesure. Nous dégringolâmes par l’escalier sur la rampe. Le vieux soldat du pape tournait sur lui-même comme une toupie hollandaise. D’une voix étranglée il appelait l’hercule du hall. — Gonry, Gonry, jetez ce pochard, ce piémontais, ce maroufle à la rue. Un pourboire, à moi !…

— Qui, Monsieur Antonin ? Mais c’est M. Daudet, un ami de la maison. Il n’est pas plus saoul que vous et moi. Il s’est payé et voilà tout, la rigolade de l’abonnement à La Vie Moderne.

Ainsi parla le beau-frère libre d’Armand Silvestre et, sous son regard gendarmique, ou gendarméen, la foule, un instant amassée, se reprit à circuler