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« Eh bien ! écoutez, reprit le maître. Un jour, je reçus de lui un billet me priant de passer le voir à Passy, pour un service à lui rendre. Il s’y mourait depuis sept ou huit ans, dans une maison de santé, étendu sur un matelas posé à terre, paralysé de la moitié du corps, et ne vivant encore que grâce à la morphine. Ce n’était plus, vraiment, qu’un cadavre, mais un cadavre tordu, calciné, jouet de la fourche de Satan. Il avait reconnu ma voix, dès le seuil, et, pour me voir, il soulevait du doigt sa paupière retombante et molle sur le seul œil dont il eut conservé l’usage. Je parvins à dompter mon émotion. Personne, hélas ! n’avait été plus radieusement beau que Heine ! Après m’avoir remercié d’être accouru si vite, il m’apprit, ou crut m’apprendre, car je le savais, qu’il avait encore sa mère, là-bas, à Hambourg ; qu’elle ne connaissait pas son état de « moribondage » et qu’elle l’imaginait toujours tel qu’il l’avait quittée, jeune, solide et allègre. Depuis huit ans, il était parvenu à la duper par mille subterfuges, où il déployait son esprit prodigieux.

« — Elle est fort vieille, me dit-il, elle va bientôt partir, et il faut que je sois là-haut pour la présenter au Père Éternel : « La maman d’Henri Heine ! »

« Or, les journaux allemands avaient révélé la vérité, et on les lui avait fait lire. Elle lui avait écrit, à ce sujet, et il avait inventé, pour la rassurer, de me charger de lui répondre.

« — Elle sait que je vous aime, et c’est aujourd’hui le jour de sa fête.

« — Eh bien ? fis-je.

« — Eh bien, nous aurons dîné ensemble, ce soir, avec la Sand, Chopin, quelques autres amis, et Buloz,