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un âpre décor de pluie, de neige, de vent et parfois de morne silence, d’étonnantes silhouettes se dessinent… Les mains aux rames, un roseau vert entre les dents, le Passeur d’eau lutte contre le courant, vers Celle qui là-bas, par delà les vagues, le hèle. Il peine, il s’acharne. Une rame casse ; le but recule. Le gouvernail casse. Il s’obstine ; la voix l’appelle. La seconde rame casse…


Le passeur d’eau, les bras tombants,
s’affaissa morne sur son banc,
les reins rompus de vains efforts.
Un choc heurta sa barque à la dérive.
Il regarda, derrière lui, la rive :
il n’avait pas quitté le bord.
Les fenêtres et les cadrans,
avec des yeux béats et grands,
constatèrent sa ruine d’ardeur.
Mais le tenace et vieux passeur
garda tout de même, pour Dieu sait quand,
le roseau vert entre les dents.


… Au cimetière, parmi les ifs et les saules, le Fossoyeur a troué la terre ; il y jette les cadavres de sa misère. Les cercueils blancs défilent à travers les allées et viennent à lui pour qu’il les ensevelisse, — les cercueils blancs de ses douleurs, les cercueils de ses souvenirs, venus de si loin, — son héroïsme de jadis, son courage brisé, sa pauvre vaillance, et toutes ses plus pures pensées, et ses amours, — et les cercueils rouges de ses crimes. Les bières suivent les bières, et pêle-mêle il les entasse dans la glaise ouverte, et, pelletée par pelletée, il les recouvre, il les cache, et, de ses doigts tremblants, il plante, sur les bosses du sol, des croix.

… Voici le Forgeron qui, depuis des ans et des ans, martèle et s’entête à son labeur de patience. Il a jeté