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vient étrange et il se peuple, dirait-on, d’emblèmes extravagants ; le crépuscule semble souffrir, les nuages sont las de leurs voyages ; le vieux moulin qui laisse tomber ses bras a l’air de mourir. La ligne indéfinie des arbres, sur l’horizon livide, se met en branle ; pèlerins géants et lourds, est-ce qu’ils ne cheminent pas, défilé morne d’ombres vivantes, sous la robe frémissante de leur feuillage ? Le marais luit ; le soir, en mourant, y jette

l’éclair de son épée et l’or de son armure,
qui vont flottant au flot, flottants et vains,
à peine encor frôlés par la splendeur diurne
mais lentement baisés par la lèvre nocturne
de la lune, pieuse et douce, aux mains d’argent…


Après les nuits, les jours, les jours identiques, dans la même morne solitude. L’air se déchire de cris tumultueux d’oiseaux, de plaintes vagues ; sur les bourdons sonores des beffrois, les marteaux cassent les heures. Et lui, perçoit toute douleur, et non seulement la sienne, mais toute la douleur réelle et toute la douleur possible. Il est pantelant et sanglant, et tandis qu’il voit, derrière ses fenêtres troubles, « bondir la vie et ses chars d’or », il s’enferme plus désespérément dans, sa détresse. Fini des vieilles chimères, des anciennes velléités vaines « de tailler en drapeaux l’étoffe de sa vie » !… Ah sa seule joie, sa dernière joie, amère et douce : savourer l’excessive torture, s’abandonner plus consciemment à sa démence. Il goûte, à ce lent meurtre de lui-même, une sorte d’âpre volupté. À mordre son propre cœur, il s’affole ; à force d’exaspérer son martyre, il le croit volontaire et il s’enivre alors d’orgueil révolté. Le paysage s’illumine de lueurs sinistres ; les