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qui se dérobe à la vue ; et tout-à-coup le vide immense, sans bornes, dans lequel on s’agite, entre le ciel et la mer ! Ainsi, un moment insensible sépare l’existence qui touche à la terre de la vie qui se perd dans l’espace !…

Lorsque, de deux amis qui se séparent, l’un s’éloigne sur mer, le moins à plaindre est celui qui, du rivage, suit des yeux le vaisseau qui part ; après qu’il ne distingue plus personne sur le navire, il regarde long-temps encore ; sa douleur est comme en suspens, et, tant qu’il aperçoit la pointe d’un mât, l’ombre d’une voile, il tient par quelque chose à l’être chéri qui va disparaître. Un moment vient où le vaisseau se réduit aux proportions d’un atome imperceptible, jusqu’à ce qu’enfin il échappe aux regards et se confonde dans l’horizon avec le ciel et les flots. Alors il se fait dans le cœur un affreux brisement : c’est la sombre nuit succédant à la dernière lueur d’une clarté mourante ; c’est le signal du désespoir pour l’âme qui sentait venir son infortune.

Cependant, celui que la voile entraîne est encore plus malheureux : la vapeur, les vents, tout conspire contre lui ; à peine quelques instants sont-ils écoulés que cette terre, sur laquelle il cherche un ami, n’offre plus à ses regards qu’un point obscur ; rien ne s’y distingue, rien ne s’en détache. Une petite barque ressort à toits les yeux sur l’immense Océan ; et tout est confusion sur une terre lointaine ; édifices, forêts, habitants, tout s’y fond dans une seule teinte qui ne forme qu’une ombre… Ainsi, l’ami que vous laissez sur le rivage vous échappe subitement ; vous cessez tout-à-coup de le toucher, de l’entendre, de le voir ; toutes les douleurs de l’absence vous saisissent à la fois.

Mon chagrin fut profond… L’aspect de l’Océan vint ajouter encore à la tristesse de mon âme. Rien, hélas ! ne ressemble plus aux jours de la vie que les mouvements d’un vaisseau ; la plupart sont modérés : c’est l’image de la vie commune, placée entre le calme et la tempête. Le vaisseau va jusqu’à ce qu’il s’use ou se brise ; un autre prend sa place pour recommencer les mêmes courses à travers les mêmes périls : ainsi font les hommes sur la terre. Pareil à l’Océan, le monde seul ne change point et demeure avec ses écueils, ses orages et ses abîmes.