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LETTRES


LETTRE PREMIÈRE.
À LA DUCHESSE D***.
Ce 11 juin 1771.
Madame la duchesse,

Une fade adulation que vous mépriseriez sûrement n’est pas le sujet de cette lettre ; il s’agit d’un objet plus important. Votre amour pour les arts, l’étendue de vos connaissances en tout genre, la justesse de vos idées sur le théâtre, les grâces de votre esprit, le charme de votre langage, et surtout le noble zèle que je vous vois pour le rétablissement du spectacle national, ont échauffé en moi l’idée presque éteinte, et plusieurs fois abandonnée, de m’y consacrer entièrement.

Libre sur le choix de mes occupations, j’allais en faveur de mon fils tourner mes vues sur des objets de finances, utiles à la vérité, mais mortels pour un homme de lettres. Vous me rendez à mon attrait : eh ! quel homme y résiste ? J’aime le théâtre français à la folie, et j’adore votre beau zèle, madame la duchesse.

Après vous avoir attentivement écoutée, après avoir bien réfléchi, je vois tous les secours qu’un homme aimant sincèrement le bien peut espérer de votre génie, de vos lumières, et de votre influence naturelle sur les chefs-nés du théâtre : et si votre courage n’est pas l’effet d’une chaleur momentanée, mais un désir réel de soutenir de tout votre pouvoir celui qui brûle de seconder un si noble projet, accordez-moi la faveur d’une courte audience particulière.

J’aurai l’honneur d’y mettre sous vos yeux de quelle importance est le plus profond secret pour la réussite de cet ouvrage. Tant de gens sont intéressés à ce que le désordre actuel subsiste et même s’accroisse, que les cris, les clameurs, les noirceurs, les obstacles de toute nature, étoufferaient avant sa naissance un projet déjà très-difficile, mais qui n’en est que plus digne d’intéresser en sa faveur la protectrice des arts. J’aurai l’honneur de vous communiquer mes idées sur la marche qu’on peut tenir. Vous êtes jeune, j’ai de la patience, l’avenir est à nous : tout dépend aujourd’hui de n’être point pressenti. Si la confiance que vous m’avez inspirée vous-même a le bonheur de ne vous pas déplaire, il ne me restera qu’à vous prouver, par une conduite soutenue, avec quel attachement respectueux et quel parfait dévouement je suis, madame la duchesse,

Votre, etc.

Je n’oublie point que vous voulez effrayer le gibier de nos plaines, et je m’occupe essentiellement du projet de vous le voir mettre en fuite de temps en temps. Heureux si je puis réussir à vous être agréable en quelque chose ! J’attends votre bailli.


LETTRE II.
À NOSSEIGNEURS LES MARÉCHAUX DE FRANCE.

La bonté, la générosité avec laquelle vous avez daigné entendre tous les détails de ma malheureuse affaire contre M. le duc de Chaulnes m’enhardit à vous présenter cette addition à ma requête, et à la faire précéder de quelques réflexions relatives à la détention inattendue de M. le duc de Chaulnes. Je ne mets à ceci obstination ni cruauté ; mais, outragé de toutes les manières possibles, il vaudrait mieux pour moi que j’eusse été poignardé par le duc de Chaulnes, que de rester sans être jugé par vous.

Dans toutes les discussions entre les hommes, la probité, soumise à la loi, règle à la rigueur ce que chacun doit aux autres ; l’honneur, plus indépendant parce qu’il tient aux mœurs, mais plus rigoureux encore, prescrit ce que chacun se doit à soi-même : ainsi le tribunal de l’intérêt punit, inflige des peines à celui qui, manquant à la probité, n’a pas respecté le droit d’autrui ; et le tribunal de l’honneur se contente de diffamer, de livrer au mépris celui qui s’est manqué à lui-même.

La probité est la moindre vertu exigée de l’homme en société ; l’honneur est la qualité distinctive d’un cœur noble et magnanime, en quelque état que le sort l’ait jeté. L’homme de probité peut donc n’être que juste, et s’arrêter là ; mais l’homme d’honneur va toujours plus loin, il est délicat et généreux.

Ainsi le négociant qui paye exactement ses traites est censé avoir de la probité ; mais son honneur tient à la réputation de désintéressement et de loyauté dans les affaires. La probité d’une femme