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naient ces armes à Terweren. Ni ce Provins que vous préconisez, ni aucuns autres particuliers, ne pouvaient pas représenter dans l’esprit de M. Servan, ces ordres impérieux qui arrêtaient nos armes. Eh ! sur quels diaboliques mémoires m’avez-vous donc stigmatisé ?

Voilà, dis-je en lisant le billet de M. Servan, le premier mot un peu supportable que je reçois sur cette étrange affaire, depuis que ce ministre est en place. Je vois trop qu’il cédait à des impulsions étrangères.

Puisqu’il consent à conférer avec moi et son collègue Dumouriez, sans un certain autre ministre, je commence à penser qu’il entendra raison.

Mais cette conférence tant demandée le 4, je ne pus l’obtenir que le 8, à neuf heures du soir, et chez M. Servan : quatre journées de perdues. J’y repris l’affaire ab ovo ; peut-être, en la traitant avec chagrin, avec chaleur pour mon pays, eus-je ce qu’on pourrait nommer l’éloquence de la chose ou celle du moment : ce qu’il y a de certain, c’est que les ministres, touchés de toutes les peines qu’on m’avait fait souffrir, convinrent l’un et l’autre, lui, Dumoumiez, qu’il écrirait à MM. Hoguer et Grand, banquiers d’Amsterdam, de me cautionner à tort ou à droit auprès des états de Hollande, jusqu’à la somme, non pas de trois fois la valeur de la cargaison, qu’ils voulaient, mais d’une fois cette valeur ; ce qui n’était pas moins injuste, mais était pourtant nécessaire.

Pendant qu’il en prenait la note, je lui dis : Une fois ou trois fois la valeur, c’est tout un ; puisqu’en fin de compte, en rapportant l’acquit à caution déchargé, cela ne coûtera qu’une commission de banque, et nos fusils vont arriver.

M. Servan convint de me faire remettre cent cinquante mille livres sur les deux cent cinquante mille que son département avait à moi, au delà de cinq cent mille francs d’assignats qui m’avaient été avancés.

Car un certain ministre ne disait pas encore que sept cent cinquante mille livres de contrats de l’État, portant neuf pour cent d’intérêt, sont un dépôt qui ne saurait représenter pour cinq cent mille francs d’assignats qui ne portent nul intérêt, et perdent cinquante pour cent chez l’étranger. Mais nous y reviendrons ; la chose en vaut la peine.

Pendant que M. Servan prenait aussi sa note, je lui dis : Avec ce secours-là, monsieur, s’il faut trois ou quatre mille louis pour lever tous les autres obstacles en Hollande, je les sacrifie de bon cœur. Et nous nous séparâmes tous fort contents les uns des autres.

Mais le 12 juin, c’est-à-dire quatre jours après, n’ayant de nouvelles de personne, j’écrivis (bien fâché) la lettre suivante à M. Servan le ministre :


12 juin 1792.
Monsieur,

« Le jour de la dernière conférence que vous et M. Dumouriez m’avez accordée pour le complément des moyens propres à retirer nos soixante mille fusils de Hollande, j’eus l’honneur de vous répéter que l’argent nécessaire pour gagner tout ce qui enveloppe le haut sénat de ce pays pouvait se porter de trois mille à quatre mille louis, et que cette somme m’était indispensable.

« Disposé au grand sacrifice de cette avance, je vous ai prié de nouveau de me faire remettre de quoi me faire cent mille livres en florins de Hollande sur les deux cent cinquante mille francs que vous avez à moi, et qui n’ont été déposés, au lieu de six cent mille livres portées dans notre marché, au delà de l’avance que M. de Graves m’a faite, que parce que nous convînmes à l’amiable que, si j’avais besoin de quelques fonds (ce que je ne prévoyais pas), ils me seraient remis, et sans difficulté. Vous m’avez dit, monsieur, que vous vous consulteriez (sur la forme), et me feriez parvenir promptement votre réponse : vous convient-il que j’aille la recevoir, ou voulez-vous me la faire passer ? Le succès des plus grandes affaires, quoi qu’on fasse, en tout pays, tient à ces misérables moyens ; et, malgré la contradiction, vous voyez que, pendant qu’on décrète ici des peines contre ceux qui s’y laissent corrompre, on décrète six millions à M. Dumouriez pour en faire corrompre ailleurs !

« Ne me laissez pas, je vous prie, quand vous avez des fonds à moi, faire d’immenses sacrifices pour me les procurer d’ailleurs ; mais, quelle que soit votre décision à cet égard, je vous demande surtout de ne me la point faire attendre. Il faut que tout marche à la fois, les démarches de notre ministre à la Haye auprès de ce gouvernement, le cautionnement, les gratifications à tous ceux qui influent : c’est là la marche des affaires, et celle-ci a beaucoup trop langui !

« Je suis avec respect,

« Monsieur,
« Votre, etc.
« Signé Caron de Beaumarchais. »


J’employais, comme vous voyez, Lecointre, tous les styles. Si c’était pour trahir l’État, je dois avoir le cou coupé ; mais je vois déjà mes lecteurs s’écrier : Ce n’est pas le ton d’un traître ! Ô mes lecteurs, ayez quelque patience : vous ne la perdrez que trop tôt, quand vous saurez tout ce que j’ai souffert ! car alors ce n’est pas pour moi que vous tremblerez, c’est pour vous !

Le même jour, 12 juin, je reçus ce billet poli de la main de M. Servan :


« Joseph Servan prie M. de Beaumarchais de vouloir bien s’aboucher avec M. Pache, qui tient pour le moment la place de M. Gau ; il le mettra au fait de cette affaire avant que M. de Beaumarchais le voie.

« 12 juin. »