Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/353

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
253
MÉMOIRES.

SECONDE DÉCLARATION
attribuée à le jay.

Je déclare en outre que jamais Bertrand ni Beaumarchais ne m’ont accompagné chez madame Goëzman, et qu’ils ne la connaissent point du tout. Je déclare que j’ai rendu la montre et les rouleaux devant (telles et telles personnes, etc., qu’il nomme). Et si Beaumarchais osait dire qu’on a soustrait quelque chose des rouleaux pour des secrétaires ou autrement, je lui soutiendrais qu’il est un menteur et un calomniateur, et que les rouleaux étaient bien entiers : ce que le sieur Bertrand lui soutiendra comme moi, etc., etc. Sans date. Signé, le jay.

Pour l’honneur du sieur le Jay, remarquons d’abord que, dans ses interrogatoires, il dit également ce qui sert et ce qui peut nuire. Nous l’avons vu assurer intrépidement que M. Goëzman lui avait confié la minute de la première déclaration, écrite de sa main. À cette seconde, il avoue ingénument que M. Goëzman n’a point fait de minute, et qu’il a seulement dicté. Prouvons que la seconde n’est pas plus l’ouvrage du sieur le Jay que la première.

Indépendamment des preuves morales et de discussion, la pièce en présente elle-même une de fait (le dirai-je ?) la plus comique. Tout le monde connaît la scène des Plaideurs où le souffleur, lassé de l’ineptie de l’avocat Petit-Jean, lui dit : Ô le butor ! et où Petit-Jean, qui se croit soufflé et non injurié, répète : le butor ! Ici M. Goëzman, finissant de dicter, a dit apparemment : Telle et telle chose, etc. Signé, le Jay. Et le bon le Jay, trop occupé du mot qui est sous sa plume, pour se fatiguer à en lier le sens dans sa tête avec les précédents, a écrit exactement comme on le lui disait, à l’orthographe près : Signé, le jay.

Malgré cette naïveté, qui montre assez que l’écrivain n’est ici que le commis à la plume, voyons, par l’examen impartial et sérieux de la pièce, s’il est possible que le Jay l’ait composée lui-même. Je voudrais bien pouvoir épargner à quelqu’un cette fâcheuse discussion, parce que je sens que ce quelqu’un est ici sur des charbons. Mais, quelque respect que j’aie pour lui, je respecte encore plus la vérité : tout ce que je puis est de le tenir le moins de temps possible dans une aussi cruelle situation.

J’observe d’abord que le Jay, ayant toujours dit, quand il a parlé des quinze louis, qu’il les avait laissés, en argent blanc, dans un sac, à madame Goëzman, s’il eût fait la déclaration, n’aurait jamais imaginé de l’aller alambiquer de sorte qu’on pût en induire que la demande des quinze louis portait sur la fausse supposition que madame Goëzman avait soustrait quelque chose des rouleaux.

L’obscurité de tout cet entortillage prouve déjà qu’il n’appartient point au sieur le Jay : si cet homme simple eût voulu ou mentir ou dire la vérité, en un mot s’expliquer sur les quinze louis, il l’eût fait à sa manière, c’est-à-dire tout simplement, et d’une façon qui se rapportât au moins à ce qui s’était passé devant lui. Dès qu’il ne s’agissait dans cette déclaration que d’y parler des quinze louis, dont la première n’avait rien dit, aurait-il pris la plume une seconde fois exprès sur ces quinze louis, pour finir encore par n’en rien dire du tout ? Cela n’est ni vrai, ni naturel, ni possible.

Mais quel est donc le fin de cette déclaration ? Le voici.

Monsieur et madame Goëzman, qui avaient évité de dire un seul mot des quinze louis dans la première, voyant que les regards du public étaient fixés sur ces quinze louis, seul objet apparent de la querelle, ont calculé qu’il paraîtrait bien étonnant qu’ils eussent une déclaration de le Jay contre moi, et qu’elle ne traitât en aucune façon de ces quinze louis ; ils ont senti que ce silence absolu pourrait à la fin devenir suspect.

Mais l’embarras était de le rompre sans se compromettre, et de parler des quinze louis sans en rien dire. Ce le Jay leur donnait encore une autre sueur froide : il est si simple, si simple, que s’il entend seulement prononcer, en dictant, le mot de quinze louis, il ne manquera pas d’entrer à l’instant dans des explications fort embarrassantes pour le candide magistrat, qui ne veut pas, vis-à-vis du libraire, avoir l’air d’être du secret. Il faut donc courir là-dessus comme chat sur braise ; imaginer une phrase obscure et courte, sur laquelle le public puisse prendre le change. Il faut surtout que cette phrase soit telle, que le mot de quinze louis n’aille pas frapper l’oreille de le Jay. On se rappelle que cet homme, aussi droit que simple, a dit à madame Goëzman, en allant chez M. de Sartines : Il est bien heureux que votre mari n’ait pas parlé des quinze louis ; je n’aurais pas pu dire que je les ai rendus, puisque vous les avez encore ; et la réponse de la dame, et tête à perruque, et l’adjectif, etc., etc.

Toutes ces réflexions rendaient ce point délicat très-difficile à traiter : mais enfin la déclaration, telle qu’on vient de la lire, fut le fruit du conseil auquel je viens de faire assister mon lecteur.

Et croyez-vous que ce soit sans y avoir bien réfléchi, que la déclaration commence par cette phrase : Je déclare que Bertrand ni Beaumarchais… ? En voyant ainsi ces deux noms dénués du plus mince égard, en songeant à cette façon de s’exprimer, Bertrand, Beaumarchais, Lafleur, Larose, je reconnais le style aisé d’un homme supérieur aux gens qu’il veut bien honorer de ses mauvais traitements : je sens que la main du très-familier libraire n’est ici que la patte du chat, et son écrit, que le manteau du conseiller. Jamais le sieur le Jay, le plus modeste des hommes, n’eût traité avec cette légèreté le sieur Bertrand d’Airolles, qui