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ABÉLARD.

en cette science avec beaucoup de réputation. Il ne fut pas fort content de la capacité de cet homme (F), et, au lieu d’assister à ses leçons, il s’avisa d’en faire à ses condisciples. Il leur expliqua les prophéties d’Ezéchiel d’une manière qui leur fut si agréable, qu’il y eut bientôt foule dans ce nouvel auditoire. La jalousie d’Anselme ne le permit pas long-temps : il défendit à ce nouveau maître de continuer ses leçons. Abélard s’en retourna à Paris, y expliqua publiquement Ézéchiel, et s’acquit bientôt en théologie la même réputation qu’en philosophie ; et, outre cela, il gagnait beaucoup d’argent. Pour avoir toutes les aises de la vie, il crut qu’il lui fallait une maîtresse, et il jeta les yeux sur Héloïse, nièce d’un chanoine, préférablement à cent autres filles ou femmes dont il se trouvait très-capable de se faire aimer (G). Ce chanoine, nommé Fulbert, aimait l’argent, et souhaitait avec passion qu’Héloïse fût savante. Abélard lui tendit des piéges par ces deux endroits. Prenez-moi en pension chez vous, lui dit-il, je vous fais maître du prix. Le bonhomme, s’imaginant qu’il donnerait à sa nièce un habile précepteur, qui bien loin de lui coûter de l’argent, lui paierait une fort grosse pension, donna tête baissée dans le piége [a] : il pria maître Abélard de bien instruire la jeune fille, tant de jour que de nuit, et lui donna permission d’user de contrainte, si elle ne faisait pas son devoir. Ce prétendu précepteur répondit fort mal à l’attente de Fulbert : il parla bientôt d’amour à son écolière, et il s’amusait beaucoup plus à la tâtonner et à la baiser (H) qu’à lui expliquer un auteur. Ils s’abandonnèrent d’autant plus à ces sortes de plaisirs, qu’ils n’en avaient point goûté auparavant. Il ne faisait plus que par manière d’acquit ses fonctions publiques, et n’inventait plus rien que des vers d’amour (I). Les écoliers ne tardèrent pas à sentir que ses leçons étaient fort déchues, et ils en devinèrent bientôt la cause. Le dernier qui ouït parler des amours de Pierre Abélard fut le bon homme Fulbert, chez qui se jouait la farce. Il n’en crut rien pendant quelque temps ; mais il ouvrit enfin les yeux, et fit sortir de chez lui son pensionnaire. La nièce se sentit grosse quelque temps après, et l’écrivit à son galant, qui trouva bon qu’elle sortît de chez son oncle. Il l’envoya en Bretagne chez sa sœur, où elle accoucha d’un fils[b] ; et, pour apaiser le chanoine, il lui offrit d’épouser secrètement Héloïse. Il fit goûter beaucoup plus facilement cette proposition à l’oncle qu’à la nièce ; car un excès de passion fort singulier faisait qu’Héloïse aimait mieux être la maîtresse que la femme d’Abélard, comme nous le dirons ailleurs[c]. Enfin elle consentit à ce mariage secret ; mais elle protestait avec serment, dans l’occasion, qu’elle n’était point mariée. Fulbert, qui avait mieux aimé cou-

  1. Eam totam nostro magisterio committens, ut quoties mihi à scholis reverso vacaret, tam in die quàm in nocte ei docendæ operam darem, et eam, si negligentem sentirem, vehementer constringerem. Abælardi, Epist. pag. 11.
  2. On le nomma Astrolabius.
  3. Dans l’article Héloïse.