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ABÉLARD.

lever une école à Melun (B), où la cour de France demeurait en ce temps-là. Champeaux fit tout ce qu’il put pour empêcher l’érection de cette école ; mais, comme il avait des ennemis qui avaient un grand pouvoir, son opposition fut la principale cause qui fit réussir le dessein de son rival[a]. La réputation de ce nouveau maître de dialectique fit de merveilleux progrès, et éclipsa celle de Champeaux. Ces succès enflèrent de telle sorte Abélard qu’il transporta son école à Corbeil, afin de serrer de près son ennemi par de fréquentes disputes ; mais l’application avec laquelle il étudiait lui causa une maladie qui le contraignit d’aller prendre l’air natal. Il demeura quelques années en Bretagne, et puis il retourna à Paris où il trouva que Champeaux, qui avait résigné sa chaire à un autre et embrassé la religion des chanoines réguliers, ne laissait pas d’enseigner chez eux. Il disputa contre lui avec tant de force touchant la nature des universaux, qu’il l’obligea de renoncer à son sentiment, qui était dans le fond un spinosisme non développé (C). Cela fit tellement mépriser ce moine, et tellement estimer son antagoniste, qu’on n’allait plus aux leçons de dialectique de Champeaux, et que le professeur même que Champeaux avait substitué à sa place, voulut devenir l’écolier de Pierre Abélard. Celui-ci ne fut pas plus tôt installé sur cette chaire qu’il se vit exposé de plus en plus aux traits de l’envie. Le chanoine régulier fit en sorte que, sous prétexte de quelques actions très-sales, on cassât celui qui avait cédé sa place à Pierre Abélard, et qu’on lui donnât pour successeur un ennemi de ce dernier. Alors Abélard sortit de Paris et s’en alla à Melun pour y enseigner la dialectique comme la première fois. Il n’y demeura pas long-temps car, dès qu’il eut su que Champeaux s’était retiré dans un village avec toute sa communauté, il se vint poster sur le mont Sainte-Geneviève et y dressa son école comme une espèce de batterie (D), contre celui qui enseignait à Paris. Champeaux, voyant sa créature ainsi assiégée dans son école, ramena les chanoines réguliers à leur couvent ; mais, au lieu de dégager son ami, il fut cause que ses écoliers l’abandonnèrent, abandon qui fut suivi quelque temps après de l’entrée de ce pauvre philosophe dans un couvent. Alors le débat ne fut qu’entre Abélard et Champeaux : ce furent eux seuls qui disputèrent le terrain, et ce ne fut pas le plus vieux qui eut l’avantage. Pendant que ce choc subsistait encore, Abélard fut obligé d’aller voir sa mère, qui, à l’exemple de son mari, voulait entrer en religion. Étant retourné à Paris, il trouva que son émule était devenu évêque de Châlons. Ainsi, pouvant renoncer à son école sans qu’on pût le soupçonner d’avoir quitté le champ de bataille, il ne songea qu’à étudier en théologie, et, pour cet effet, il se transporta à Laon (E), où l’écolâtre Anselme faisait des leçons

  1. Quoniam de potentibus terræ nonnullos ibidem habebat æmulos, fretus eorum auxilio, voti mei compos extiti, et plurimorum mihi assensum ipsius invidia manifesta conquisivit. Abælardi Epist. I, pag. 5.