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ABEL.

l’enfance durait à proportion autant que la vie. À la bonne heure, je ne contesterai rien là-dessus ; que Caïn et Abel n’aient donc pas été en état avant l’âge de cinquante ans, l’un de labourer la terre, l’autre de garder des brebis, au moins en auront-ils été capables à cet âge-là. Or, cela posé, qu’y a-t-il de plus naturel que de croire qu’ils firent leurs oblations au bout de deux ou trois ans, pour le plus tard ; et que, dans un semblable intervalle pour le plus tard, l’envieux et le jaloux Caïn se défit d’Abel ? Qu’y a-t-il de plus éloigné de l’apparence que de dire, comme l’on fait ordinairement, que les deux frères commencèrent l’exercice de leur vacation l’an 50 du monde ; qu’ils firent leurs offrandes l’an 100, et que Caïn tua Abel l’an 130 ? La raison ni l’Écriture ne nous conduisent point à supposer un ressentiment caché si long-temps dans le cœur de Caïn[1]. Un auteur fort judicieux[2] a mis la naissance de Seth environ cent ans avant la mort d’Abel. Quelques auteurs[3] ont mis cette mort à l’an du monde 102 : mais la foule est pour l’an 130, que l’on croit être le même que le 129 d’Abel. Je pourrais citer, pour ce sentiment, Cajétan, Torniel, Pérérius, Cornelius à Lapide, Salian, et plusieurs autres commentateurs, dont les ouvrages peuvent être comparés aux enfans d’une même famille ;

.......Facies non ommibue una,
Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum[4].


Tous les partis, tous les corps, toutes les communautés ont ainsi plusieurs auteurs qui se moulent les uns sur les autres.

(D) S’il mourut vierge. ] Quelques pères de l’Église ont soutenu l’affirmative [5], et les hérétiques, dont je parlerai ci-dessous, qui prenaient leur nom d’Abel, la soutenaient aussi : cependant il ne paraît guère probable à ceux qui croient qu’Abel a vécu cent vingt-neuf ans qu’il soit mort garçon. Il était alors trop nécessaire de peupler le monde pour se piquer de continence. Le père Salian ne fait pas difficulté de reconnaître que le célibat d’Abel n’est nullement vraisemblable ; ni de montrer que saint Jérôme et saint Augustin n’ont point douté de son mariage[6], et que saint Irénée n’a point dit ce que Gérébrard lui a fait dire[7] ; savoir, qu’Abel a été vierge, prêtre et martyr : trois qualités qui ont été cause que l’on a dit que l’Église avait commencé en lui. C’est un autre auteur qui lui attribue ces trois belles qualités[8]. Mais s’il fallait que la tradition d’Eutychius, qui sera rapportée ci-dessous, fût véritable, il ne faudrait plus révoquer en doute la virginité d’Abel ; car sa mort, selon cette tradition, précéda le mariage des deux frères.

(E) Ait été une dispute de religion. ] Le Targum de Jérusalem débite que, lorsque Caïn et Abel furent aux champs, celui-là soutint qu’il n’y avait ni jugement, ni juge, ni vie éternelle, ni récompense pour les justes, ni peine pour les impies ; et que le monde n’avait pas été crée par la miséricorde de Dieu, ni n’était point gouverné par sa miséricorde : attendu, dit-il à son frère, que mon oblation n’a pas été acceptée, et que la vôtre l’a été. Abel lui répondit selon les mêmes paroles dont Caïn s’était servi, si ce n’est qu’il mit le oui où l’autre avait mis le non : et quant au principal grief, sa réponse fut de dire que, parce que ses œuvres avaient été meilleures que celles de Caïn, son oblation avait plu, et non pas celle de Caïn. La dispute s’étant échauffée, Caïn se jeta sur Abel et le tua[9]. Ce fut un mauvais commencement des disputes de religion, et un fâcheux présage des désordres épouvantables qu’elles devaient causer dans le monde. Voilà de plus un exemple de la sotte vanité

  1. Voyez ce qui sera rapporté ci-dessous. remarque (F) du Targum de Jérusalem, et des Annales d’Entychius
  2. Cunæus de Rep. Hebr., lib. I, cap. III.
  3. Saint Romuald, Abrégé chronol.
  4. Ovidius, Metam., lib. II, v. 13.
  5. Saint Jérôme, saint Basile, saint Ambroise, dans Cornel. à Lapide, in Genes., cap. IV, v. 2 ; mais le P. Salian, Annalium tom. I, pag. 184, montre que saint Jérôme n’a pas été de ce sentiment.
  6. Salianus, Annalium tom. I, pag. 184.
  7. Chronol., lib. I.
  8. Auctor mirab. Sucræ Script. apud August. tom. III, lib. I, cap. III, citante Saliano, Annalium tom. I, pag. 153.
  9. Paraphr. Hierosolym. apud Fagium, citante Saliano, tom. I, pag. 188. Voyez sur ce sujet divers jeux de rhétorique de Jean Bisselius, jésuite allemand, Illustr. Ruinarom Decad. I, pag. 228 et seq.