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ABDAS.

même esprit à son père ; car peu s’en fallut qu’il n’embrassât l’Évangile. Socrate le témoigne : il a tort de n’avoir point avoué de bonne foi que l’incartade de l’évêque Abdas fournit aux mages un prétexte trés-plausible. Conférez ceci avec la remarque (B) de l’article Junius (François), professeur à Leyde.

(C) Un homme qui, par sa témérité. ] Tous les historiens ecclésiastiques n’ont pas eu la mauvaise foi que je viens de reprocher à Socrate ; car Théodoret a confessé ingénument que l’évêque qui démolit un temple donna lieu à la terrible persécution que les chrétiens eurent à souffrir en Perse [1]. Il ne nie point que le zèle de cet évêque ne fût à contre-temps ; mais il soutient que le refus de rebâtir un temple est digne d’admiration et de la couronne ; car, ajoute-t-il, c’est une aussi grande impiété, ce me semble, de bâtir un temple au feu que de l’adorer. Nicéphore a copié tout cela de Théodoret[2]. Pour moi, je trouve qu’il n’y a point de particuliers, fussent-ils métropolitains ou patriarches, qui se puissent jamais dispenser de cette loi de la religion naturelle : il faut réparer, par restitution ou autrement, le dommage qu’on a fait à son prochain. Or est-il qu’Abdas, simple particulier et sujet du roi de Perse, avait ruiné le bien d’autrui, et un bien d’autant plus privilégié qu’il appartenait à la religion dominante. Il était donc indispensablement obligé d’obéir à l’ordre de son souverain touchant la restitution ou le rétablissement du bien qu’il avait ruiné, et c’était une mauvaise excuse que de dire que le temple qu’il aurait fait rebâtir aurait servi à l’idolâtrie ; car ce n’eût pas été lui qui l’aurait employé à cet usage, et il n’aurait pas été responsable de l’abus qu’en auraient pu faire ceux à qui il appartenait. Serait-ce une raison valable, pour s’empêcher de rendre une bourse qu’on aurait volée à quelqu’un, que de dire que ce quelqu’un est un homme qui emploie son argent à la débauche ? Laissez-le faire : vous n’avez pas à répondre à Dieu de l’abus qu’il fera de son argent ; laissez-lui son bien : quel droit y avez-vous ? Outre cela, quelle comparaison y avait-il entre la construction d’un temple sans lequel les Perses n’auraient pas laissé d’être aussi idolâtres qu’auparavant, et la destruction de plusieurs églises chrétiennes ? Il fallait donc prévenir ce dernier mal par le premier, puisque le prince mettait cela au choix de l’évêque. Enfin qu’y a-t-il de plus capable de rendre la religion chrétienne odieuse à tous les peuples du monde que de voir qu’après que l’on s’est insinué sur le pied de gens qui ne demandent que la liberté de proposer leur doctrine, on a la hardiesse de démolir les temples de la religion du pays, et de refuser de les rebâtir quand le souverain l’ordonne ? N’est-ce pas donner lieu aux infidèles de dire : Ces gens ne demandent d’abord que la simple tolérance ; mais, dans peu de temps, ils voudront partager avec nous les charges et les emplois, et puis devenir nos maîtres. Ils s’estiment d’abord très-heureux si on ne les brûle pas, ensuite très-malheureux s’ils ont moins de priviléges que les autres, et puis encore très-malheureux s’ils ne sont pas les seuls qui dominent. Pendant un certain temps ils ressemblent à César qui ne voulait point de maître ; et puis ils ressemblent à Pompée qui ne voulait point de compagnon.

Nec quemquam jam ferre potest Cæsarve priorem,
Pompejusve parem[3].

Les persécuteurs de ceux de la religion avaient inspiré malignement cette pensée à Charles IX, qui, dit-on, se servit un jour de ces paroles en parlant à l’amiral de Coligny : Per innanzi, vi contentavate d’un poco di licenza : hora, la volete del pari ; fra poco, vorrete esser soli, e cacciar noi altri fuori del regno[4]. Voilà les inconvéniens inévitables à quoi s’exposent ceux qui soutiennent si chaudement qu’il faut employer la force du

  1. Theodoreti Hist. Eccl., lib. V, cap. XXXIX.
  2. Libr. XIV, cap. XIX. Je trouve dans Saldeni Otia Theol., page 639, que Socrate vocat exertim rem non opportunam, ce que fit l’évêque. On cite Hist. tripart. lib. X, cap. XXX ; mais il est sûr que ce chapitre est emprunté de Théodoret. Voetius, Disput. Theol. tom. III, page 310, cite Eusèbe, qui n’en a pu parler.
  3. Lucanus, lib. I, v. 125. Vide etiam Florum, libr. IV, cap. II.
  4. Davila, Istoria delle Guerre civil di Francia, lib. IV, page 158, sopra l’anno 1566.