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ABBEVILLE.

sait-il, il ne pourrait réussir avec la baguette. Il ne voulait point aller pendant le jour dans les rues, crainte, disait-il, d’être assommé par les voleurs et les filous. Mais tout cela n’était qu’afin que la nuit lui servît de voile pour mieux cacher toutes ses ruses. Quelque ridicules que fussent toutes ses manières, elles ne laissaient pas de trouver des approbateurs, et par conséquent des prôneurs. Que si on n’avait pas eu le soin de l’empêcher de sortir de l’hôtel de Condé, parce que monseigneur le prince, qui l’avait fait venir à Paris, pour satisfaire sa curiosité, voulait lui faire faire les épreuves qu’il avait méditées, avant que le public l’eût mis en pratique, il aurait été accablé par la multitude qui courait en foule pour l’aller consulter. L’un lui demandait si on ne pourrait pas découvrir les voleurs qui avaient fuit un tel vol, en un tel temps, en tel lieu, etc. Un autre lui venait demander, si un tel saint n’était pas le véritable, plutôt que celui de cette paroisse qui se vantait de le posséder aussi. D’autres lui apportaient des reliques pour savoir si elles étaient les vraies d’un tel saint. J’ai vu un jeune accordé, ouvrier en soie, assez idiot, lui donner deux écus pour savoir si son accordée avait son pucelage. Ceux qui avaient part au gâteau avaient soin de faire venir l’eau au moulin, et de faire payer la consulte par avance, si on en voulait avoir une bonne issue. »

Un tel homme aurait été dans Paris un fonds assuré de gain et une mine inépuisable pour ceux qui auraient eu part au profit. Les personnes soupçonnantes et les personnes soupçonnées l’auraient payé à qui mieux mieux ; il eût tiré de l’argent, et des maris et des femmes, et des galans et des maîtresses : la baguette n’aurait pas tourné ou aurait tourné, selon qu’il eût plus reçu des uns que des autres. Je crois que, si l’on pouvait découvrir tout le mystère de ces sortes de prétendus prodiges, on y trouverait un complot de gens qui cherchent à s’enrichir : les uns se vantent d’un talent extraordinaire ; les autres travaillent sous main à établir la persuasion. Mais je crois qu’il y a des charlatans qui n’ont pas besoin d’émissaires ; la crédulité du public leur prépare suffisamment les voies de l’imposture. Il n’y a pas long-temps qu’il a couru par les villes de Hollande je ne sais quels Allemands qui se vantaient de guérir toutes sortes de malades sans leur donner aucun remède. Il ne faut, disaient-ils, que nous envoyer de leur urine. On ne parlait que de leurs succès : chacun en contait des circonstances merveilleuses ; leur logis était comme le lavoir de Bethesda, plein et entouré d’infirmes. Je ne pense pas que ceux qui prônaient le plus la drogue de ces gens-là, fussent de l’intelligence pour partager le profit. Les uns se plaisaient à recommander la chose, parce qu’elle tenait du prodige ; les autres y pouvaient trouver quelque agrément, à cause que l’inutilité des remèdes ordinaires les mettait de mauvaise humeur à l’égard des médecins. L’illusion ne fut point longue : un mois ou deux en firent raison. On réfuta cette chimère[1] : et il y eut tant de gens qui s’y trouvèrent trompés, qu’ils passèrent de l’approbation au dernier mépris.

Notons que M. Leibnitz observa, avec beaucoup de raison, que, si l’on n’avait pas pu opposer aux esprits crédules ce qui se passa chez M. le prince de Condé, il aurait fallu encore tirer au bâton avec ces gens-là. Mais il est à craindre que l’on n’oublie bientôt la déroute de Jacques Aymar, et que l’on ne soit trop disposé à recevoir la même scène, si de semblables motifs la font revenir dans sept ou huit ans. Nisi princeps Condæus cognoscendæ rei tantùm studii imò et sumptùs impendisset, laboraremus adhuc et conflictaremur cum quibusdam ingeniis, quibus gratius est per mira falli, quàm nudæ veritatis simplicitati acquiescere[2].

  1. Lufnen, un très-habile médecin de Rotterdam, publia un petit traité là-dessus, en flamand et en français, pour montrer la vanité et le ridicule de cette pratique. Voyez l’Histoire des Ouvrages des Savans, mai 1697, p. 408 et suivantes, et le Journal des Savans du 13 de Janvier 1698, p. 30, édit. de Hollande.
  2. Leibnizius, apud Tenzelii Colloq. menstr. anni 1694, page 780.

ABARIS, ville d’Égypte. Voyez l’article Pithon.

ABBEVILLE, en latin Abbatis