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ABARIS

sage-femme les yeux bandés, et par une route détournée ; faire porter l’enfant au milieu des rues, pendant les ténèbres de la nuit ; cela, et le reste des précautions, serait inutile, en cas que la baguette eût la vertu dont on parle. Elle marquerait le chemin jusqu’à la chambre de l’accouchement, mieux qu’un chien ne suit la piste d’un lièvre jusqu’au gîte. Elle mettrait fin à tant de parjures[1] qui se commettent par ceux qui ne veulent pas se charger de la nourriture d’un bâtard, comme la mère les y voudrait obliger, en se présentant pour cela sans aucune honte devant les juges.

Comme rien n’est aussi capable de détromper les crédules que de faire voir que Jacques Aymar est tombé d’accord lui-même de sa fourberie, je veux mettre ici ce fait-là dans la dernière évidence. J’ai là-dessus une preuve plus positive que le témoignage de M. Robert, procureur du roi au Châtelet de Paris. La lettre[2] qu’il écrivit au père Chevigni, assistant du père général de l’Oratoire, contient seulement quelques-uns des mauvais succès de la baguette, et puis ces paroles : « J’ai ouï dire que depuis, en plusieurs autres expériences faites à Versailles et à Chantilly, sa baguette n’avait pas été plus heureuse ; que même il avait été convaincu de supposition, et l’avait avoué : mais je ne le sais que par le bruit commun, n’ayant pas cru devoir prendre aucun soin d’une pareille fadaise, qui marque combien les hommes sont faciles à donner croyance aux choses nouvelles, et qui leur paraissent si extraordinaires. » Voici plus de précision. M. Buissière m’a fait l’honneur de m’écrire que MM. Dodard et Sauveur, membres de l’académie des sciences, l’ont sollicité à donner une seconde édition de sa lettre, et à s’y nommer ; qu’il la fera donc réimprimer et qu’il y mettra son nom, puisque monseigneur le prince de Condé veut bien qu’il le fasse, par son ordre, pour désabuser les partisans de la baguette ; qu’il y joindra la relation de la recherche[3] que fit Jacques Aymar des meurtriers qui avaient assassiné un archer du guet dans la rue Saint-Denis, et qu’afin que les partisans de la baguette soient entièrement désabusés, il y joindra encore la confession faite à M. le prince de Condé par Jacques Aymar, qu’il ne savait rien de tout ce qu’on lui avait attribué, et que ce qu’il avait fait jusqu’ici n’avait été que pour gagner sa vie. Cet aveu sincère lui attira un présent de trente louis d’or, que S. A. S. lui fit donner, afin qu’il se retirât le plus promptement qu’il pourrait dans son village, parce que, n’étant plus sous sa protection, les personnes qu’il avait accusées à faux l’eussent fait arrêter. M. Robert m’a dit, c’est M. Buissière qui parle, que, si on l’avait mis entre ses mains, pour en faire justice, il l’aurait fait condamner aux galères, la preuve étant sans réplique. La même lettre m’apprend qu’un garçon de quatorze ans, qu’on avait instruit, avait déjà abusé beaucoup de personnes ; mais, comme cela était trop près des faits de Jacques Aymar, il trouva les esprits en garde. Le petit garçon échoua, à la confusion du gentilhomme qui l’avait produit. M. Buissière fut chargé de l’examiner ; il le trouva assez rusé pour son âge : on le tint enfermé quelques jours, sans aucune communication au gentilhomme ; un peu d’argent, quelques promesses de l’établir, et quelques menaces, firent qu’il avoua tout. Cette lettre de M. Buissière est datée de Paris, le 25 de juillet 1698. Joignons à cela l’extrait d’une lettre de M. Leibnitz, que l’auteur voulut bien que l’on publiât dans le journal de M. Tenzelius, l’an 1694, avec celle[4] de M. Robert. Il assure qu’il a ouï dire à madame la duchesse d’Hanovre, belle-sœur de M. le prince de Condé, qu’elle avait reconnu dans son hôtel, à Paris, les impostures de Jacques Aymar, et qu’elle opina conformément à ce prince, qu’il valait mieux faire connaître au public la fausseté de ces choses que de la laisser inconnue,

  1. Le conte porte que Jacques Aymar reconnut qu’un cavalier qui passait était le père de cet enfant exposé.
  2. Elle est imprimée avec celle de M. Buissière, citée ci-dessus.
  3. M. Robert en a parlé dans sa lettre.
  4. M. Pasch, à la page 778 de l’ouvrage cité ci-dessus, nomme Cheulgni le père, à qui cette lettre fut écrite. C’est apparemment une faute d’impression, pour Chevigni.