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AMPHIARAÜS.

étourdis. ] Peu importe que ce soit moi ou un autre qui fournisse les paroles du commentaire de ce texte. Il ne s’agit point ici de style, mais de faits, ou de pensées. Employons donc hardiment le vieux gaulois d’un commentateur de Philostrate[1] : Icy pouvons-nous remarquer et appercevoir l’un des eschantillons de nostre pauvreté et misère, qu’il faille que les prudens et bons personnages portent ainsi la folle enchère pour les insensez et pervers : qu’un fol estourdy de Tydeus, accariastre, querelleux, et escervellé perturbateur du repos public, nonobstant qu’il soit estranger, nonobstant toutes les belles remonstrances, toutes les prédictions et admonestemens du plus sage homme de la Grèce, et tenu mesme pour prophète, ait ainsi voix en chapitre et soit creu pour faire entreprendre une guerre non aucunement nécessaire, et qui leur retourne à perdition et ruine pour tous. Et si faut encore que ceux qui y contredisent avec de très-apparentes et plus que légitimes raisons, communiquent au péril et danger des esventez qui l’ont suscitée, voire en ayent leur première part : tant a tousjours accoustumé d’avoir de crédit le mauvais conseil desbauché par dessus celui qui est sain. Au moyen de quoi, non sans cause, ny à la vollée, s’exclame le poëte Eschyle en la tragédie des Sept à Thèbes, desplorant, soubs la personne d’Éthéocles, le bon et sage Amphiaraüs, en cette sorte :

Φεῦ τοῦ ξυναλλάσσοντος ὄρνιθος βροτοῖς
Δίκαιον ἀνδρα τοῖσι δυσσεϐεςέροις.
Ἐν παντι πράγει δ᾽ ἔσθ᾽ ὁμιλίας κακῆς
Κάκιον, οὐδὲν καρπὸς οὐ κομιςέος :


Et ce qui suit après.

« O le malheur, dit-il, qui associe un homme de bien à des mortels impies et détestables ! Il n’y a certes rien pire en tous les affaires du monde, que la meschante compagnie, dont l’on ne peut jamais rapporter aucun fruict… Ce devin-cy (le fils d’Oicleüs, dis-je,) prudent, juste, sincère, et dévot personnage, grand annonciateur des choses advenir, pour s’estre meslé avec des méchans présomptueux, privez de tout sens et entendement, qui s’efforcent de venir contre nous à tout un grand équippage (Jupiter le permettant ainsi) sera attiré quand et eux à une finale perdition et ruine. » Voilà ce que Vigénère dit. Il ne faut pas s’imaginer qu’Amphiaraüs espérât que les fautes des directeurs seraient réparées par la justice de la cause[2] : il était trop habile homme pour croire cela ; il savait qu’une guerre juste n’a pas moins de besoin qu’une guerre injuste de tous les secours humains qui font réussir[3], et que, ne les ayant pas au même point à peu près que les défenseurs de l’injustice, on succombe presque toujours. On le donne donc très-justement pour un exemple du sacrifice qu’il faut faire de sa vie, ou de sa prudence, à d’autres considérations, en quelques rencontres. Lisez ces paroles de Cicéron : Valuit apud me plus pudor meus quàm timor. Veritus sum deesse Pompeii saluti, cùm ille aliquandò non defuisset meæ. Itaque, vel officio, vel famâ bonorum, vel pudore victus, ut in fabulis Amphiaraüs, sic ego prudens et sciens ad pestem ante oculos positam sum profectus[4]. Au reste on a quelque sujet de reprocher à ce prophète la disproportion de ses lumières, et de l’en railler. Il prévit que, s’il allait à la guerre, il y serait tué ; mais il ne prévit pas qu’il y irait, et qu’en dépit de ses précautions on le contraindrait de s’engager à l’entreprise[5].

(K) La manière dont il consola une femme.... demande une note. ] Plutarque ayant parlé des raisons qui doivent être employées pour consoler ceux qui s’affligent de la mort prématurée de leurs enfans, ajoute[6] : « Et pour ce me semble-il qu’Amphiaraüs en un poëme ne reconforte et console pas impertinemment la mère d’Archimorus, laquelle estoit merveilleusement affligée et désolée pour

  1. Vigénère, sur l’Amphiaraüs de Philostrate, pag. 403, 404 du Ier. vol., édition in-4°.
  2. Les Thébains avaient tout le tort dans cette guerre, et néanmoins ils eurent tout l’avantage dans le combat.
  3. Voyez la remarque (C) de l’article Brutus (Marc)
  4. Cicero, Epist. VI, lib. VI ad Familiar.
  5. Voyez le Commentaire sur la Vie d’Apollonius, traduite en français par Vigénère, liv. II, chap. XI, pag. 488.
  6. Plutarch. de Consolatione, ad Apollonium, pag. 110, 111. Je me sers de la version d’Amyot, tom. I, pag. 786.