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AMPHIARAÜS.

pour conserver la pureté de son âme, c’est de faire ce que l’on a dit d’Amphiaraüs et d’Aristide. Travaillez à être honnête homme ; que ce soit votre grand but : ne cherchez pas à le paraître ; car cette recherche a des suites plus dangereuses que vous ne pensez.

3°. On attribue à Socrate d’avoir dit qu’il n’y a point de plus court chemin pour parvenir à la vertu que de travailler à être tout tel que l’on veut paraître : Semper id egisti ut qualis haberi velles talis esses : quam viam ad gloriam proximam et quasi compendiariam Socrates esse dicebat [1]. Voici les paroles mêmes de Socrate : Συντομωτάτη τε καὶ ἀσϕαλεςάτη καὶ καλλίςη ὁδὸς, ὦ Κριτόϐουλε, ὅτι ἂν βούλῃ δοκεῖν ἀγαθὸς εἶναι, τοῦτο καὶ γενέσθαι ἀγαθὸν πειρᾶςαι[2]. Velim, ô Critobule, scias hanc esse brevissimam, securissimam, optimamque ad hæc omnia viam, in quocunque volueris bonus apparere, in eodem effici quoque bonus conari. Ce conseil est fort sensé ; car la passion de jouir d’une glorieuse apparence et d’obtenir l’applaudissement public est si forte et si commune parmi les gens même qui n’ont pas beaucoup d’envie d’être vertueux intérieurement, qu’on peut promettre de grands progrès dans la vertu à toute personne qui s’efforcera de mettre une parfaite conformité entre l’état réel de son âme et l’opinion qu’elle veut que l’on ait d’elle. Mais il faut avouer qu’il y a moins de désintéressement dans cette route que dans celle d’Amphiaraüs : Paroissez honnête homme, soyez-le ; jouissez d’une belle réputation, mais soyez-en digne : n’usurpez point l’estime de votre prochain. Voilà ce que conseillait Socrate : il ne voulait point priver de la fumée des éloges. Amphiaraüs vous aurait dit : Soyez honnête homme, et ne vous mettez point en peine si on le saura, si on vous en louera.

4°. Vous me direz que l’un ne va point sans l’autre, et que, puisqu’avec de fausses vertus, c’est-à-dire, avec l’adresse de couvrir d’une apparence d’honnête homme une mauvaise âme, on vient à bout d’obtenir une belle réputation, on l’obtient encore plus sûrement avec des vertus réelles. Vous conclurez de là qu’Amphiaraüs et ses semblables se faisaient honneur de mépriser une chose qu’ils savaient bien qui ne leur manquerait pas. Et moi je vous répondrai qu’assez souvent il est beaucoup plus facile d’être honnête homme que de passer pour honnête homme, et qu’il n’y a point de conséquence nécessaire de l’une de ces deux choses à l’autre, par quelque bout que vous commenciez. Vous n’avez besoin, pour être honnête homme, que de vaincre vos passions ; mais, pour le paraître, il faut combattre les passions d’autrui, et en triompher. Vous avez des ennemis artificieux et violens qui répandent contre vous cent sortes de médisances. Ceux qui les écoutent sont crédules, et deviennent de nouveaux distributeurs de calomnies : s’ils sont incrédules, ils forment des difficultés, et ils apprennent par-là à vos ennemis comment il faut proposer les calomnies, afin de les rendre plus vraisemblables. Vous ignorez quelquefois toutes ces machinations ; et quand vous les sauriez, ou en tout, ou en partie, pourriez-vous aller de lieu en lieu vous justifier ? Étant honnête homme, comme je suppose que vous l’êtes, pouvez-vous savoir les fourberies de vos ennemis, et les biais obliques par où il faut prendre les esprits vulgaires ? N’aimez-vous pas mieux laisser une populace dans l’erreur que d’employer tout votre loisir à disputer le terrain à des calomniateurs ? Votre vigilance suffirait-elle jamais à renverser ce que leur malignité bâtit sur des cœurs crédules, mal tournés, et infiniment plus flexibles au procédé de ces gens-là qu’à toute votre éloquence et à toutes vos raisons ?

On verra dans la remarque (L) de l’article de César, que la même louange qu’Eschyle donne à notre Amphiaraüs a été donnée par Salluste à Caton d’Utique.

(I) On le compte parmi les gens sages qui ont eu le malheur d’étre engagés à des entreprises dirigées par des

  1. Petrus Alcyonius, in Medice Legato priore, circa finem.
  2. Xenophontis Memorab., lib. II, p. 474, et de la traduction de Charpentier, pag. 160. Voyez aussi Platon, Epître IV, pag. 1274 ; les Offices de Cicéron, liv. II, chap. XII, p. 227 ; ce qu’a dit Postel dans l’Épître dédicatoire de ses Histoires Orientales sur ce vers de la XVIe. Épître du Ier. livre d’Horace :

    Tu rectè vivis, si curas esse quod audis.