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AGRIPPA.

magicien ! Belle méthode de le persuader au peuple, lorsqu’on sait d’ailleurs, que dès qu’il y a un prince ou seigneur auquel l’heur rit, soudain on lui jette le chat aux jambes qu’il courtise Agrippa[1] !

3°. Quant à Martin Del Rio, il raconte ces trois ou quatre choses : 1°. Agrippa en voyageant payait dans les hôtelleries en monnaie qui paraissait très-bonne ; mais, au bout de quelques jours, on s’apercevait qu’il avait donné des morceaux de corne ou de coquille[2]. 2°. Charles-Quint le chassa de sa cour et de ses états, et avec lui deux autres personnes de condition qui lui avaient promis de grands trésors par le moyen de la magie[3]. 3°. Le même empereur ne remit point la peine de mort à Agrippa ; mais il le condamna au bannissement aprés qu’il eut su sa fuite[4]. 4°. Agrippa tenait à Louvain un pensionnaire fort curieux. Un jour qu’il sortit hors de la ville, il recommanda à sa femme de ne laisser entrer personne dans son cabinet. Le pensionnaire en obtint pourtant la clef : il y entre, et y lit un livre de conjurations : il entend frapper à la porte une et deux fois sans interrompre sa lecture : le démon veut savoir qui l’appelle et pourquoi ; et parce qu’on ne sait que lui répondre, il étrangle le lecteur, Agrippa revenant à son logis, voit les démons qui sautent sur sa maison ; il les appelle, et apprend d’eux ce qui était arrivé. Il donne ordre à l’homicide d’entrer dans le cadavre et de lui faire faire quelques tours de promenade à la place la plus fréquentée des écoliers, et puis de se retirer. Cela fut fait. Le pensionnaire, après trois ou quatre tours de promenade tomba raide mort. On pensa long-temps que ce fut de mort subite ; mais certaines marques de suffocation rendirent la chose suspecte dès le commencement : ensuite, le temps apprit tout ; et Agrippa, fugitif dans la Lorraine, commença d’y vomir les hérésies qu’il avait retenues dans le cœur[5].

La misère d’Agrippa, et la peur qu’il fait paraître tant de fois dans ses épîtres de n’avoir pas de quoi manger, réfutent pleinement la première de ces histoires. Quand on a un moyen si court de payer ses créanciers, on ne doit pas être en peine de quoi vivre : c’est la pistole volante. Il n’est point vrai que Charles-Quint ait jamais chassé Agrippa de ses états : il était trop habile homme pour punir de cette manière un magicien dispensateur des trésors ; il aurait craint que les autres princes ne profitassent à son dommage des secrets d’un tel banni. Del Rio réfute la seconde historiette par la troisième ; car il prétend dans la troisième, que sa Majesté Impériale eût fait mourir Agrippa, si elle l’eût eu en sa puissance, et que l’arrêt de bannissement fut postérieur à la fuite de ce magicien. Pures fables. Agrippa présentait requête sur requête au conseil de cet empereur, ou pour être payé de ses gages, ou pour avoir son congé[6], et, quand il fut las de n’obtenir rien, il s’en alla à Cologne, où il parla le plus hardiment du monde aux magistrats, contre les moines qui arrêtaient l’impression de son ouvrage [7]. Il vécut tranquillement à Bonn, jusqu’à ce qu’il en partit pour aller en France. Charles-Quint aurait-il souffert cela à un homme qu’il aurait banni de ses états ? L’eût-il souffert à un magicien, qui n’aurait évité le dernier supplice que par la fuite ? Sur la quatrième historiette, soit renvoyé à Gabriel Naudé, dont voici les paroles : On la peut nier encore plus raisonnablement avec Ludwigius [* 1], que Del Rio ne l’asseure, veu qu’il l’a traduite mot pour mot d’un livre intitulé le Theâtre de la Nature, divulgué en italien et en latin sous le nom de Stroze Cicogna, et en français et espagnol sous celui de Valderama [8]. On peut se servir d’une autre réfutation ; la voici : Del Rio remarque que la femme qui avait prêté la clef au pensionnaire fut répudiée depuis par Agrippa. Il faut donc que ce soit

  1. (*) Quæst. XV Dæmonomag., folio 187.
  1. Thevet, Hommes illustr., pag. 224.
  2. Del Rio, Disquisit. Magicar., lib. II, quæst. XII, num. 10.
  3. Ibid.
  4. Del Rio, Disquisit. Magicar. lib. V, sect. II.
  5. Ibid. ; lib. II, quæstion. XXIX sect. I.
  6. Vide Operum ejus volumen II, à pag. 975, usque ad paginam 984 : item pag. 1017 et sequent.
  7. Ibid., pag. 1033.
  8. Naudé, Apol. pour les grands Hommes, pag. 423.