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AGREDA.

que le corps de la faculté eut mis la dernière main au jugement[1]. Cela montre que l’on n’eut pas le courage de publier la censure de la faculté, sans y joindre des préservatifs ; et par-là, nous pouvons connaître à quels périls on s’expose, quand on désapprouve les erreurs les plus palpables qui amplifient les honneurs de la sainte Vierge. On s’expose, non-seulement à l’indignation des peuples, mais aussi à celle des moines et de plusieurs autres ecclésiastiques. On cherche donc des moyens de parer le coup par des préfaces étudiées[2]. Quelle servitude ! et qu’elle fait voir que le mal est incurable ! Ce que Tite-Live disait de la république romaine convient aujourd’hui à l’Église de ce nom : Labente deindè paulatìm disciplinâ, velut desidentes primo mores sequatur animo : deindè ut magis magisque lapsi sint, tùm ire cœperint præcipites, donec ad hæc tempora, quibus nec vitia nostra nec remedia pati possumus, perventum est[3]. Elle ne peut souffrir, ni le mal, ni le remède. L’ouvrage de Marie d’Agreda est manifestement plein de fables, et de doctrines absurdes ; cependant, comme il favorise les fausses idées que l’on veut avoir de la dignité éminente et du pouvoir illimité de la sainte Vierge, il faut se servir de toutes sortes de machines pour venir à bout de le censurer dans Paris. L’auteur de la lettre[4] fait plus de tort qu’il ne pense à son église et à sa nation, lorsqu’il étale les brigues qui ont été employées par ceux qui voulaient faire censurer la Cité mystique de cette abbesse espagnole. Il n’eût point fallu cabaler, si les esprits n’eussent été dans un endurcissement prodigieux ; il n’eût point fallu recourir à des adoucissemens. La censure aurait été faite du bonnet, et personne n’en eût murmuré. Tous les tribunaux de l’inquisition eussent prévenu la faculté de théologie de Paris, au lieu qu’ils sont tous demeurés muets jusqu’à présent, si je ne me trompe, eux qui sont si alertes à condamner les ouvrages qui s’opposent tant soit peu aux traditions les plus douteuses, mais favorables à l’augmentation du culte des saints[5].

Notez qu’il y a une raison particulière qui peut obliger la Sorbonne à quelque ménagement, et l’exposer aux oppositions de plusieurs docteurs. C’est qu’on a tiré tant de conséquences de l’épithète de Mère de Dieu, qu’il n’y a presque point de pensée outrée touchant l’excellence et le pouvoir de la Vierge, qui ne puisse être en quelque façon soutenue par les argumens ad hominem que ces conséquences fournissent. On vous mène de degré en degré presque partout où l’on veut : les subtilités des scolastiques vous désolent ; si vous reculez, on vous convainc d’inconséquence. De là est venu que ceux qui se sont piqués de raisonner conséquemment, et de favoriser tout à la fois la dévotion populaire, ont mieux aimé s’avancer toujours de plus en plus que de reculer. Et néanmoins, leur système n’est pas encore d’une figure régulière : il y manque la divinité de Marie au sens littéral ; puisque, selon l’ordre, la mère de Dieu doit être déesse, et univoquement de même nature que son fils. Elle le serait, si l’on voulait adopter l’imagination du cavalier Borri[6] ; mais on l’a condamnée. Un jour viendra peut être qu’on en connaîtra la nécessité, et qu’on carrera par ce moyen la figure irrégulière. C’est le vœu, croit-on, de beaucoup de gens[7]. Tout est possible en ce genre-là, sous certaines circonstances, comme vous diriez la combinaison des intérêts temporels et des intérêts spirituels. Tout passe, lorsque les princes concourent avec les chefs d’un parti ecclésiastique, pendant certaines dispositions des affaires générales.

Finissons par dire que si la faculté

  1. Affaire de Marie d’Agreda, pag. 30.
  2. Notez que, par rapport aux dévôts, on a appliqué sur ce sujet ces deux vers de M. Despréaux :

    Un auteur à genoux, dans une humble préface,
    Au lecteur qu’il ennuie a beau demander grâce.

  3. Livius, Historiar. lib. I, initio.
  4. Dont on a rapporté le titre au commencement de la remarque (C).
  5. Les Acta Sanctorum des jésuites d’Anvers ont été condamnés par l’inquisition de Tolède.
  6. Voyez la remarque (B) de l’article Borri, et le texte de cet article, un peu au-dessus de l’endroit auquel se rapporte cette remarque.
  7. ...........O si angulus ille
    Proximus accedat, qui nunc deformat agellum.
    Horat. Sat, VI, lib. II, vs. 8.