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AGREDA.

auxquels elle s’occupa jusqu’à ce qu’elle fût mise dans le temple de Jérusalem. Si quelqu’un s’imaginait que parmi tant de visions, il n’y a rien qui concerne l’apocalypse, il se tromperait lourdement ; car notre Marie, non contente d’avoir expliqué le XIIe. chapitre des révélations de saint Jean, s’est fort étendue à expliquer le XXe. par rapport à la conception de la sainte Vierge[1]. Il serait bien surprenant qu’elle eût pu voguer sur cette mer plusieurs années sans donner dans cet écueil. Si vous souhaitez de connaître le titre de son ouvrage dans la traduction de Thomas Croset, lisez ce qui suit : La mystique cité de Dieu, miracle de la Toute-Puissance, abîme de la grâce, histoire divine de la vie de la très-sainte Vierge Marie mère de Dieu, notre reine et maitresse, manifestée dans ces derniers siècles par la sainte Vierge à la sœur Marie de Jésus, abesse du courent de l’Immaculée Conception de la ville d’Agreda, de l’ordre de saint François, et écrite par cette même sœur par ordre de ses supérieurs et de ses confesseurs.

(B) La faculté de théologie de Paris jugea à propos de le censurer. ] La censure qu’elle publia ne m’est connue que par le journal des Savans, où j’ai vu, 1°. que la sixième proposition condamnée porte, que Dieu donna à la sainte Vierge tout ce qu’il voulut, et lui voulut donner tout ce qu’il put, et lui put donner tout ce qui n’était pas l’être de Dieu[2]. 2°. Que la septième proposition est conçue en ces termes : « Je déclare, par la force de la vérité et de la lumière en laquelle je vois tous ces mystères ineffables, que tous les priviléges, les grâces, les prérogatives, les faveurs et les dons de la très-pure Marie, y comprenant la dignité de mère de Dieu, dépendent et tirent leur origine d’avoir esté immaculée et pleine de grâce en sa conception ; de sorte que, sans ce privilége, tous les autres paroîtroient défectueux, ou comme un superbe édifice sans un fondement solide et proportionné[3]. 3°. Que la neuvième proposition explique à la lettre de la sainte Vierge les paroles du VIIIe. chapitre des Proverbes, et insinue que par elle les rois sont élevez et maintenus sur le trône, les princes commandent, et les puissans de la terre administrent la justice[4]. 4°. Que la treizième proposition est, que si les hommes avaient des yeux assez pénétrans pour voir les lumières de la sainte Vierge, elles suffiraient pour les conduire à l’éternité bienheureuse [5]. 5°. Qu’outre ces propositions, il y en a plusieurs autres comprises sous l’article quatorzième, et qui sont respectivement condamnées comme téméraires, comme contraires à la sagesse des règles que l’Église prescrit, à quoi il est ajouté que la plupart ressentent la fable et les rêveries des auteurs apocryphes et exposent la religion catholique au mépris des impies et des hérétiques[6]. 6°. Qu’au reste, la faculté déclare qu’elle ne prétend pas approuver plusieurs autres choses contenues dans ce livre, et principalement les endroits où l’auteur abuse du texte de l’Écriture, en l’appliquant à son propre sens, et ceux où il assure que des opinions qui sont purement scolastiques lui ont esté révélées. Faisons là-dessus quelques petites réflexions.

I. En premier lieu, les scolastiques enseignent communément que le caractère distinctif de Dieu et des créatures est que Dieu n’a rien qui vienne d’ailleurs, et que les créatures n’ont rien qui ne procède d’ailleurs. C’est ce qu’ils expriment par les mots barbares d’aseitas et d’abalieitas : d’où ils concluent que tous les attributs de Dieu sont communicables à la créature, hormis l’aseitas ; et par conséquent qu’il est possible qu’une créature soit éternelle, à parte ante, et à parte post [7], et infinie quant à la science, quant à la puissance, quant à la présence locale, quant à la bonté, quant à la justice, etc. Ils enseignent communénent que par la puissance obédientielle, les créatures sont susceptibles de la faculté d’opérer tous les miracles, et même de la vertu de créer. Si donc Dieu a conféré effecti-

  1. Journal des Savans du 16 de janvier 1696, pag. 53.
  2. Journal des Savans du 26 de novembre 1696, pag. 717.
  3. Journal des Savans du 26 de novembre 1696, pag. 717.
  4. La même, pag. 718.
  5. Là même, pag. 719.
  6. Là même, pag. 720.
  7. C’est-à-dire, qu’elle n’ait ni commencement ni fin.