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AFER.

Domitius Lucanus eut part à l’héritage de Mantia, quoique celui-ci eût pris bien des précautions pour l’en empêcher[1]. Domitius Tullus fut l’héritier de son frère, préférablement à la file qui leur était commune. Il avait fait espérer sa succession à bien des gens, et s’était procuré par-là toutes les caresses, tous les présens, toutes les assiduités empressées qu’on met en usage auprès des riches vieillards dont on brigue l’héritage ; mais il les trompa tous. La fille qu’il avait adoptée fut son héritière, et tous ses legs furent destinés à ses parens. Il se souvint surtout de sa femme, car il lui laissa beaucoup de bien. Elle s’était déshonorée en l’épousant, vu le pitoyable état où l’âge et les maladies l’avaient réduit. Il eût pu dégoûter en cet état une femme qui aurait été à lui dès le temps qu’il était jeune et vigoureux. À combien plus forte raison devait-il paraître désagréable à une épouse qui commençait son commerce par un si mauvais endroit ? Néanmoins cette femme supporta si constamment tous les dégoûts de sa condition, et soutint avec tant de charité la vie infirme et caduque de son mari, qu’elle se réhabilita envers le public. Ce pauvre homme était si perclus de tous ses membres, qu’il fallait que ses domestiques lui lavassent et lui curassent les dents ; et de là vint qu’il se plaignait d’être obligé chaque jour à lécher les doigts de ses esclaves. Cependant il n’avait aucune envie de mourir[2]. Les paroles de Pline, qui nous apprennent tout cela, et qui contiennent tant de caractères des mœurs, méritent d’être rapportées : Accepit (uxor) amœnissimas villas, accepit magnam pecuniam uxor optima et patientissima : ac tantò meliùs de viro merita, quantò magis est reprehensa, quòd nupsit. Nam mulier natalibus clara, moribus proba, ætate declivis, diù vidua, mater olim, parùm decorè sequuta matrimonium videbatur divitis senis ita perditi morbo, ut cesse tædio posset uxori, quam juvenis sanusque duxisset. Quippè omnibus membris extortus et fractus tantas opes solis oculis obibat : ac ne in lectulo quidem, nisi ab aliis movebatur. Quinetiam, fœdum miserandumque dictu, dentes lavandos, fricandosque præbebat. Auditum est frequenter ab ipso, quùm quereretur de contumeliis debilitatis suæ, se digitos servorum suorum quotidiè lingere. Vivebat tamen, et vivere volebat, sustentante maximè uxore, quæ culpam inchoati matrimonii in gloriam perseverantiâ verterat[3]. Les vertus de cette femme seraient sans doute plus admirables si elle eût prévu la longue durée des infirmités de l’homme qu’elle épousait. Mais enfin elle mérita d’être louée ; car si l’espérance d’acheter au prix de quelques dégoûts très-fâcheux, mais courts, un douaire très-ample, la trompa, elle ne fit point paraître par son dépit que sa condition lui déplût ; elle fit toujours son devoir de bonne grâce. Que de bons portraits dans cette lettre de Pline ! Que ce misérable perclus, qui craint la mort, représente vivement la faiblesse humaine ! défaut dont nous parlerons ailleurs[4], et qui en ce temps-là était beaucoup plus honteux qu’aujourd’hui ; car on prenait pour une action de courage la résolution de mettre soi même une fin à des maladies trop longues. Quel désordre, d’autre côté, que de voir un homme qui a une fille et des petits-fils, faire savoir qu’il cherche des héritiers hors de sa maison, et qu’on n’a qu’à faire le siége de son héritage dans les formes pour prendre la place ! Quel trafic sordide ! quelles ruses ! C’étaient de semblables gens qui trouvaient leur compte auprès de ceux qui briguaient des successions.

...... Dominus tamen et domini rex
Se vis tu fieri, nullus tibi parvulus aulâ
Luserit Æneas, nec filia dulcior illo,
Jucundum et carum sterilis facit uxor amicum[5].


Mais si cette avarice était lâche, celle des gens qu’elle dupa ne l’était pas moins. Ils eussent été moins blâmables s’ils eussent brigué la faveur d’un homme qui n’aurait point eu d’enfans, et s’ils n’eussent point crié contre Domitius Tullus après sa mort. On se moqua de leurs plaintes qui fai-

  1. Fuit fratribus illis quasi fato datum ut divites fierent invitissimis à quibus facti essent. Plinii Epistola XVIII, lib. VIII, pag. 492.
  2. Ibidem, pag. 493.
  3. Plinius, Epist. XVIII, lib. VIII.
  4. Dans l’une des remarques de l’article de Mécénas.
  5. Juvenal., Sat. V, vs. 137.