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ACHILLE.

aucun auteur. Ils ne manquent guère de perdre. Mais, ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’ils nient quelquefois les choses les plus aisées à trouver. J’en donnerai divers exemples dans ce Dictionnaire.

Ne quittons point Barthius sans remarquer qu’il prétend que la leçon lupæ, au lieu de lubens, fait beaucoup d’honneur à Stace, qui par là ne se trouve point en opposition avec Aristote, et observe les mêmes distinctions qu’Apollodore, puisque celui-ci a dit que Chiron faisait manger des entrailles de lion, et des moelles de sanglier et d’ours à son Achille[1]. Mais peu après, Barthius reprenant l’air de réfutation, rejette comme une absurdité manifeste cette moelle de louve : et dit qu’il sait qu’un enfant qui ne prendrait une telle nourriture qu’une fois, ne laisserait pas de mourir avant le lendemain. C’est pourquoi, ajoute-t-il, Grégoire de Nazianze accommode mieux la chose, en joignant la moelle de cerf avec celle de lion. On ne voit pas comment Barthius est d’accord ici avec lui-même, ayant dit dans la page précédente que la rejection de la moelle de lion était à Stace une marque de jugement, et que l’approche des lions est très-dangeureuse à l’enfance.

Remarquons aussi que la raison pour laquelle Apollodore et quelques autres ont plutôt parlé des entrailles que de la moelle des lions, pour la nourriture d’Achille, semble venir de ce qu’ils auront ouï dire que ces animaux sont presque sans moelle ; car il était d’ailleurs plus convenable de lui faire avaler cette moelle que de lui fournir un autre aliment, vu le caractère sous lequel les poëtes le représentent. Ce n’est pas tant sous l’idée de bravoure, quoiqu’on l’en partage dans un degré éminent, que sous celle d’une colère indomptable : c’est par là qu’Homère se propose de le décrire dans l’Iliade, où, selon la remarque d’Horace, il prend pour thème, Gravem Peleidæ stomachum cedere nescii[2], et où il débute par

Μῆνιν ἀειδε θεἀ Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος.
Iram cane, Dea, Pelidæ Achillis.

Or, il est certain que, pour faire remonter à la cause de ce caractère par des fictions propres à la poésie, et imprimées du merveilleux de ces anciens siècles, la moelle de lion était quelque chose de mieux imaginé que toute autre nourriture. C’est dans la moelle que se trouvent les parties les plus succulentes de l’animal, et même, à ce qu’on prétend, les parties spécifiques et séminales. Homère nous insinue, par l’exemple du petit Astyanax, que c’était le morceau d’un enfant gâté ;

Ἁςυάναξ, ὁς πρὶν μὲν ἑοῦ ἐπὶ γούνασι πατρὸς,
Μυελὸν οἷον ἔδεσκε καὶ ὀιῶν πίονα δημνόν.

Astyanax, qui priùs quidem sui super genua patris,
Medullam solam comedebat et ovium pinguem adipem[3].


Et les railleurs disent quelquefois aux mères que c’est celui du gendre de la maison. D’ailleurs, il n’y a point d’animal aussi colère que le lion ; et c’est de lui qu’on supposait que Prométhée avait emprunté le principe qui avait assujetti le premier homme à la colère :

Fertur Prometheus addere principi
Limo coactus particulam undiquè
Desectam, et insani leonis
Vim stomacho apposuisse nostro[4].


Ce n’est pas qu’on n’eût pu trouver assez bien son compte, en donnant une lionne pour nourrice à Achille. Virgile a suivi cette idée, pour des reproches de cruauté :

......Duris genuit te cautibus horrens
Caucasus, Hyrcanœque admôrunt ubera tigres[5].


Et le capitan de la comédie des Visionnaires ne s’en éloigne pas dans cette rodomontade :

Le dieu Mars m’engendra d’une fière amazone,
Et je suçai le lait d’une affreuse lionne.

Par cette clef, on entendra pourquoi quelques-uns ont choisi la moelle de cerf préférablement à toute autre pour Achille : c’est qu’ils étaient frappés de la tradition qui lui donnait beau-

  1. Barth. Comment. in Achil. lib. II, vol. III, pag. 1753.
  2. Horat. Ode VI, lib. I, vs. 5.
  3. Homer. Iliad. lib. XXII, vs. 500.
  4. Horat. Ode XVI, lib. I, vs. 13.
  5. Virgil. Æn. lib. IV, vs. 366, Macrob. Saturn. lib. V, cap. XI.