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SARA.

ges entre le frère et la sœur fussent connus aux Chananéens devraient lire le chapitre du Lévitique, où les mariages entre certains parens sont interdits au peuple de Dieu. N’oublions pas qu’Isaac se servit de la dissimulation de son père par un semblable principe ; il dit, lui aussi, de peur qu’on ne le tuât, que Rébecca était sa sœur[1].

(E) La beauté de Sara... dura... jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans. ] On le prouve par le chapitre XX de la Genèse, où il est dit qu’Abraham étant allé au pays de Guérar n’y voulut passer que pour le frère de Sara, ce qui fut cause que le roi Abimélec la manda pour l’épouser. La naissance d’Isaac avait été déjà annoncée à ce patriarche ; or sa femme avait quatre-vingt-dix ans lors de cette annonciation : donc, etc. Je sais bien que l’Écriture ne dit pas en cet endroit que Sara fût belle ; mais il n’est pas difficile de le recueillir des circonstances de ce voyage. On sait, par le chapitre XII, que la raison qui obligea Abraham à dire en Égypte que Sara était sa sœur était qu’il la voyait belle, et qu’il craignait qu’on ne le tuât afin de mieux posséder cette beauté. Sara ne fut pas plus tôt montrée, qu’on la prit pour l’amener au roi Pharaon. Qui doute qu’Abraham n’ait dissimulé son mariage dans le pays de Guérar par un semblable motif ? Il déclare lui-même[2] qu’il avait eu peur qu’on ne le tuât à cause de sa femme ; il savait donc qu’elle était encore assez belle pour inspirer de l’amour. L’événement parle avec encore plus de clarté là-dessus ; car tout aussitôt que Sara eut été vue par le roi de Guérar, il la fit venir chez lui à dessein d’en faire sa femme. C’était sans doute pour sa beauté ; car de dire, avec le père Salian, qu’il la prit comme une vénérable veuve qui entendait le ménage, et comme la sœur d’un homme avec lequel il lui serait très-avantageux de s’allier, c’est se faire des illusions. Apparemment Abraham n’allait au pays des Philistins que pour y chercher un remède à la famine qui le talonnait ; il était donc fort facile au roi du pays de s’acquérir Abraham sans sacrifier à cela un mariage avec une veuve de quatre-vingt-dix ans. Il aurait acheté bien cher l’amitié du patriarche, si Sara eût été délabrée comme on l’est à cet âge-là. Posons donc en fait qu’elle était encore une belle femme. Un bon père capucin de Paris[3] s’est imaginé plaisamment qu’Abimélec n’enleva Sara qu’afin de s’entretenir avec elle sur la dévotion : c’était, dit-il, un homme et un prophète qui compta pour un bonheur signalé la conversation familière de Sara sur les matières de l’autre vie. Il crut que cette révérende mère lui apprendrait bien des choses concernant le règne de Dieu. Mais aurait-il été châtié pour des intentions aussi spirituelles que celles-là ? Quelles visions ! La chair et le sang auraient été sans doute plus mêlés dans leurs entretiens que la dévotion, si on l’avait laissé faire.

N’écoutons point la pensée de Hugues de Saint-Victor ? les conséquences en sont dangereuses ; n’ouvrons point de brèches dans l’Histoire sainte ; les profanes y entreraient par-là comme des loups dans la bergerie afin d’y faire mille ravages. Hugues de Saint-Victor prétend[4] que Moïse n’a point mis à sa place l’enlèvement de Sara par Abimélec, mais sous un temps éloigné du véritable de plus de trente ans. Encore un coup, soutenons que Sara avait l’âge que je lui donne lorsque Abimélec voulut l’épouser. Ne recourons pas à l’expédient de ceux qui disent[5] qu’il n’est pas plus admirable que Sara ait été belle à quatre-vingt-dix ans, que de voir aujourd’hui une belle femme âgée de quarante ; car, disent-ils, la vie des femmes en ce temps-là allait jusqu’à cent trente ans, comme aujourd’hui elle va à quatre-vingt. Ne leur en déplaise, ils ne calculent pas bien : où trouveraient-ils, selon leur supputation, cet amortissement de la matrice de Sara dont parle l’apôtre[6] ? Pourquoi n’aurait-elle plus eu ce qu’ont accoutumé d’avoir les femmes[7] ?

  1. Genèse, XXVI, 9.
  2. Genèse, XX, 11.
  3. Boulducus, de Eccles. ante Legem ; lib. III, cap. IV, apud Heidegger., pag. 157.
  4. Apud Pererium, I Disput. in Genes., cap. XX.
  5. Idem, ibidem.
  6. Rom. IV, 19.
  7. Genèse, XVIII, 11.