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SARA.

[1] et saint Jérôme ne s’accordent guère, puisque celui-là soutient il ne fallut pas un moindre miracle de la puissance de Dieu pour faire que Sara sortit pure et nette de chez Pharaon, que pour faire que Daniel demeurât impunément au milieu des lions affamés, et les trois enfans hébreux au milieu des flammes. Il y a une petite différence à remarquer entre les deux narrations de Moïse : il a dit expressément qu’Abimélec ne s’approcha point de Sara ; et il n’a point dit si Pharaon s’en approcha ou ne s’en approcha point. Théodoret [2] a cru que l’historien sacré s’est servi de cette précaution à l’égard d’Abimélec, afin de fermer la bouche à la médisance, vu que Sara accoucha la même année qu’elle avait été chez ce prince.

(D) On ne peut bien disculper Abraham. ] Car, outre ce qui a été dit ci-dessus, ne serait-il pas le bouclier de la pernicieuse doctrine des équivoques, si une fois il était certain que ni lui ni Sara n’ont point menti ? Ceux qui combattent la mauvaise morale d’un Lessius et de quelques autres jésuites mettent en fait que c’est mentir que de faire des réponses qui ne se rapportent pas à l’intention de celui qui vous interroge. Ces réponses ont beau ne contenir que la vérité, elles ne laissent pas d’être menteuses ; car, par exemple, si un fils de Caïn, interrogé juridiquement qui il était, par des gens qui auraient eu en vue de connaître qui était son père, avait répondu que Caïn était son oncle, il n’aurait rien dit qui ne fût vrai, puisqu’il est certain que sa mère était sœur de Caïn cependant sa réponse n’aurait pas été exempte de tromperie. Il en va de même de Sara. Abimélec lui demande ce qu’elle est à Abraham : il a tout le droit imaginable d’interroger, puisqu’il est roi du pays ; son but est de savoir si Sara est une femme mariée ou non ; c’est là-dessus qu’il doit régler sa conduite par rapport à Sara. On lui répond : Je suis la sœur d’Abraham. Son mari, qui a suggéré cette réponse, dit de son côté : Je suis le frère de Sara. N’est-ce point la même chose, dans ces circonstances, que si l’on avait répondu : La relation de frère et de sœur est la principale qui soit entre nous ; et cette réponse n’eût-elle pas été une menterie formelle ? Si l’on demandait à un homme parfaitement instruit de tous les secrets d’une grande conspiration, qu’en savez-vous ? et qu’il répondit, j’en sais une telle chose, qui ne serait pas la principale ; ne tromperait-il pas, et ne mentirait-il pas ? car sa réponse serait équivalente à celle-ci : Je n’en sais que cela. Un commentateur de la Genèse[3], voulant prouver que les mariages entre le frère et la sœur étaient inconnus du temps d’Abraham, se sert de cette remarque : Dès que Sara disait qu’elle était sœur d’Abraham, on ne la croyait plus sa femme : donc ces deux relations paraissaient incompatibles. Ce raisonnement est faux ; car supposez tant qu’il vous plaira que ces mariages aient lieu dans un pays, l’usage y sera que la sœur, depuis ses noces, ne soit plus nommée simplement tout court, la sœur de son mari, mais sa femme ; de sorte de toute sœur qui ne sera point qualifiée la femme d’un tel, mais seulement sa sœur, sera censée dès lors n’être point sa femme : et voilà pourquoi Abraham et Sara trompaient nécessairement et visiblement les Égyptiens et les Philistins, en supprimant la relation de mariage, et en ne parlant que de celle de la fraternité, quoique d’ailleurs ces peuples n’ignorassent pas la compatibilité de ces relations. Mais c’était assez pour être trompés par Abraham, qu’ils sussent que l’une engloutissait l’autre, à peu près comme la qualité de père absorbait celle d’oncle en la personne de Caïn, par rapport à ses enfans. En un mot, la suppression d’une vérité est un mensonge effectif toutes les fois qu’elle est destinée à faire faire de faux jugemens à l’auditeur ; et que, selon l’usage de la langue dont on se sert, il ne peut que faire un faux jugement. Abraham et Sara sont dans ce cas. Ceux qui nient que les maria-

    divinitiùs percussum ut nec coire cum muliere posset ne dum vellet, et magnis eâ in parte cruciatibus afflictaretur. Pererius, in Genesim, cap. XX, sub fin.

  1. Homil, XXXI in Genes.
  2. Apud eumdem Pererium, in cap. XII, vs. 19.
  3. Pererius, in cap. XI, disputat. XVI, Bellarmini, lib. de Matrimon., chap. XXVIII, raisonne de même.