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PYRRHON.

à bien des lecteurs, je destine ce point-là un bon éclaircissement qui sera mis à la fin de cet ouvrage. Il faut prendre pour de mauvaises plaisanteries, ou plutôt pour des impostures, les contes d’Antigonus Carystius[a], que Pyrrhon ne préférait rien à rien, et qu’un chariot et un précipice ne l’obligeaient point à faire un pas en arrière ou à côté, et que ses amis qui le suivaient lui sauvèrent fort souvent la vie. Il n’y a nulle apparence qu’il ait été fou jusqu’à ce point-là (D) ; mais on ne doit pas douter qu’il n’enseignât que l’honneur et l’infamie des actions, leur justice et leur injustice, dépendaient uniquement des lois humaines, et de la coutume[b]. Quelque abominable que soit ce dogme, il coule naturellement de ce principe pyrrhonien, la nature absolue et intérieure des objets nous est cachée, et que l’on ne peut être assuré que de ce qu’ils nous paraissent à certains égards. L’indifférence de Pyrrhon fut étonnante (E) : et n’aimait rien, et ne se fâchait de rien[c] ; et jamais homme ne fut plus persuadé que lui de la vanité des choses (F). Quand il parlait, il se mettait peu en peine si on l’écoutait ou si on ne l’écoutait pas ; et encore que ses auditeurs s’en allassent, il ne laissait point de continuer[d]. Il tenait ménage avec sa sœur, et partageait avec elle les plus petits soins domestiques (G). Ceux qui disent qu’il obtint la bourgeoisie d’Athènes pour avoir tué un roi de Thrace, se trompent grossièrement (H). Je n’ai pas beaucoup de fautes à reprocher à M. Moréri (I).

L’égalité qu’il mettait entre la vie et la mort[e] a été louée par Épictète, qui d’ailleurs méprisait extrêmement le pyrrhonisme (K).

  1. Apud Diogenem Laërtium, libr. IX, num. 62.
  2. id. ibid., num. 61.
  3. Ne prenez pas ceci à la rigueur : il aimait mieux sans doute la santé que la maladie, etc.
  4. Diog. Laertius, lib.  IX, num. 62.
  5. Voyez la remarque (E).

(A) Ses opinions ne différaient guère des opinions d’Arcésilas.] Si je suivais ponctuellement Ascagne d’Abdère, je dirais qu’il n’y avait nulle différence entre ces deux philosophes. Γενναιότατα δοκεῖ φιλοσοφῆσαι τὸ τῆς ἀκαταληψίας καὶ ἐποχῆς εἶδος εἰσαγαγὼν, ὡς Ἀσκάνιος ὁ Ἀβδηρίτης φησί. Nobilissimè philosophiam tractâsse videtur, commentus modum quo de omnibus nihil decerneret, neque quicquam comprehendi posse diceret, ut Ascanius Abderites auctor est[1]. C’est assurer nettement que selon Pyrrhon la nature des choses était incompréhensible, or c’était le dogme d’Arcésilas. Néanmoins j’ai mieux aimé laisser entre eux quelque différence, parce que l’esprit des pyrrhoniens ne suppose pas formellement l’incompréhensibilité. On les a nommés sceptiques, zététiques, éphectiques, aporétiques[2], c’est-à-dire examinateurs, inquisiteurs, suspendans, doutans. Tout cela montre qu’ils supposaient qu’il était possible de trouver la vérité, et qu’ils ne décidaient qu’elle était incompréhensible. Vous trouverez dans Aulu-Gelle qu’ils condamnaient ceux qui assurent qu’elle l’est ; et voilà, selon cet auteur, la différence des pyrrhoniens et des académiciens[3] : en tout le reste ils se ressemblaient parfaitement, et ils se donnaient les uns et les autres les noms que j’ai rapportés[4]. Cùm hæc autem consimiliter

  1. Diog. Laërtius, lib.  IX, num. 61.
  2. Voyez Gassendi, in libro proemiali de Philosophiâ universè, cap.  VIII, pag.  m. 24. Voyez aussi Aulu-Gelle, lib.  XI, cap.  V.
  3. Il faut entendre ceux de la seconde Académie, fondée par Arcésilas.
  4. Aulus Gellius, lib.  XI, cap.  V.