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PAULICIENS.

punit éternellement, vous en faites une nature en qui l’on ne saurait prendre nulle confiance, une nature trompeuse, maligne, injuste, cruelle : ce n’est plus un objet de religion ; de quoi servirait de l’invoquer, et de tâcher d’être sage ? C’est donc la voie de l’athéisme. La crainte que la religion inspire doit être mêlée d’amour, d’espérance, et d’une grande vénération : quand on ne craint un objet que parce qu’il a le pouvoir et la volonté de faire du mal, et qu’il exerce cruellement et impitoyablement cette puissance, on le hait et on le déteste. Ce n’est plus un culte de religion. N’est-ce pas exposer la religion à la moquerie des libertins, que de représenter Dieu comme un être qui fait des lois contre le crime, lesquelles il fait violer lui-même pour avoir un prétexte de punir[1] ? On n’ôtera point à cette nature l’existence, pendant qu’on supposera qu’elle est auteur du péché : cela est évident ; car toute cause doit nécessairement exister quand elle agit : mais on la réduira à l’univers, ou au dieu des spinosistes ; à une nature qui existe et qui agit nécessairement, sans savoir ce qu’elle fait, et qui n’est intelligente que parce que les pensées des créatures sont ses modifications.

Il y a une autre chose à reprendre dans la doctrine particulière de ce ministre. Tant s’en faut, dit-il [2], que cette opinion des Superlapsaires conduise à l’athéisme, qu’au contraire elle pose la divinité dans le plus haut degré de grandeur et d’élévation où elle peut être conçue. Car elle anéantit tellement la créature devant le Créateur, que le Créateur, dans ce système, n’est lié d’aucune espèce de lois à l’égard de la créature ; mais il en peut disposer comme bon lui semble, et la peut faire servir à sa gloire par telle voie qu’il lui plaît, sans qu’elle soit en droit de le contredire. Cette opinion est d’ailleurs pleine d’incommodités, je l’avoue ; et elle a des duretés qu’il est difficile de digérer. C’est pourquoi l’hypothèse de saint Augustin est sans doute préférable. Quel étrange dogme voit-on ici ! Quoi ! un professeur en théologie ose débiter qu’il y a des hypothèses indubitablement préférables à celle qui pose la divinité dans le plus haut degré de grandeur et d’élévation où elle peut être conçue ? N’est-il pas certain que tout ce que nous pensons doit avoir pour but, non seulement la gloire de Dieu, mais aussi sa plus grande gloire ? Nos opinions et nos actions ne doivent-elles point tendre ad majorem Dei gloriam ? Ce ne doit pas être la devise d’une compagnie particulière, mais celle de tous les corps et de toutes les communautés, mais celle de tous les particuliers. Ainsi un théologien qui avoue d’un côté que le système des supralapsaires tend à la plus grande gloire de Dieu, et y parvient mieux que toute autre supposition, et qui soutient de l’autre que l’hypothèse de saint Augustin est sans doute préférable, tombe dans une pensée profane et blasphématoire. Cette profanation ne se peut pas excuser sur les duretés du système des supralapsaires, qu’il est difficile de digérer ; car sous prétexte de quelques difficultés de plus ou de moins, il ne doit pas être permis de préférer la moins grande gloire de Dieu à la plus grande, et de poser le souverain Être dans un degré inférieur de grandeur et d’élévation. Si le système de saint Augustin était uni et facile, on ne serait pas si surpris du mauvais goût de l’auteur ; mais il avoue lui-même[3] qu’il y trouve des pesanteurs accablantes, et qu’il ne se tient sous ce fardeau que parce que les méthodes relâchées ne l’en peuvent délivrer. Par la même raison, il devrait être supralapsaire ; car si la supposition des jésuites ne lève pas les embarras du système de saint Augustin, il est clair que l’hypothèse de saint Augustin ne lève pas les duretés des supralapsaires. Quand tout est bien compté et pesé, il se trouve que ceux-ci, et ceux qu’on nomme infralapsaires, soutiennent au fond la même chose : ils ne sauraient se faire grand mal les uns aux autres, les argumens ad ho-

  1. Notes qu’en soutenant, comme font les réformés, que l’homme est seul la cause de son péché, la distinction qu’ils apportent entre Dieu législateur et dispensateur des événemens, et bonne, quoiqu’en dise M. Pufendorf, pag. 290 de son Jus feciale divinum, etc.
  2. Jurieu, Apologie pour la Réformation, part. I, chap. XIX, pag. 246.
  3. Ci-dessus, citation (51).