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PAULICIENS.

Et puis un mauvais epigramme orne et embellit la comedie, et sert à la fin à laquelle elle est ordonnée et destinée, qui est de plaire et donner à rire aux spectateurs. Mais Jupiter que nous surnommons pere et paternel, souverain juridique et parfait ouvrier, comme dit Pindare, n’a point composé ce monde comme une farce grande, variable, et de grande science, ains comme une ville commune aux hommes et aux dieux, pour y habiter avec justice et vertu en commun acord heureusement. Et quel besoin estoit-il à ceste saincte et venerable fin de brigands et larrons, de meurtriers, de parricides, ni de tyrans ? Car le vice n’estait point une entrée de Morisque plaisante, ni galante et agreable à Dieu, et n’a point esté attaché aux affaires des hommes pour une recreation par maniere de passe-tems, pour faire rire, ni pour une gausserie, chose qui n’apporte pas seulement une ombre de celle tant celebrée concorde et convenance avec la nature. Et puis le mauvais epigramme ne sera qu’une bien petite partie de la comedie, et qui occupera bien fort peu de lieu en icelle, et si n’y abondent pas telles ridicules compositions, ni ne corrompent et gastent pas la grace des choses qui y sont bien faites : là où toutes les affaires humaines sont tous remplis de vice, et toute la vie des hommes, depuis le commencement du preambule jusques à la fin de la conclusion, est desordonnée, depravée, et perturbée, et n’y en a partie aucune qui soit pure et irreprehensible, ains et la plus laide et plus mal-plaisante farce qui soit au monde[1]. » Allez lire dans Plutarque la suite de ce passage, vous y trouverez d’autres raisons qui réfutent solidement le paradoxe des stoïciens touchant l’utilité du vice. Et néanmoins il faut reconnaître qu’ils avaient raison à quelques égards ; car, par exemple, qu’y a-t-il de plus utile que le luxe pour la subsistance de plusieurs familles, qui mourraient de faim si les grands seigneurs et les dames ne faisaient que peu de dépense ? Nos pauliciens se pourraient servir de ce phénomène, pour prouver leurs deux principes ; le mauvais, diraient-ils, a produit le luxe : le bon principe y a consenti en échange de quelque chose de bon, que son adversaire lui a permis de produire ; et outre cela il s’est réservé le droit de tirer quelques avantages de la mauvaise production. Mais s’il avait été seul, jamais le luxe ni aucun autre vice n’eussent existé parmi les hommes : la vertu toute pure eût fait notre bien, nos désirs, et notre félicité.

Pour dire ceci en passant, personne ne doit s’étonner que Cicéron et Plutarque aient attaqué de la sorte les stoïciens : car encore que cette secte de philosophes admît deux principes[2], Dieu et la matière, Dieu comme l’agent, et la matière comme le patient, ils ne croyaient pas que la matière fût un principe mauvais. Ils étaient en cela plus orthodoxes qu’Arnobe[* 1] Quid enim, dit-il[3], si prima materies quæ in rerum quatuor elementa digesta est, miseriarum omnium causas suis continet in rationibus involutas.

Le gros des païens n’avaient pas à craindre les objections que j’ai rapportées ; car leur religion publique roulait sur ces deux pivots ; l’un qu’il y avait des dieux bienfaisans et d’autres dieux malfaisans, et qu’en général les dieux n’avaient pas toujours les mêmes passions : qu’ils s’apaisaient et qu’ils se mettaient en colère ; qu’ils passaient d’un parti à l’autre ; qu’ils s’engageaient les uns à favoriser un peuple, les autres à le persécuter ; en un mot, que l’on s’opposait à l’autre[4]. Par cette supposition on

  1. * Le père Merlin a fait l’Apologie d’Arnobe contre Bayle. (Voyez Mémoires de Trévoux, avril 1736, page 937.)
  1. Voyez, ci-dessus, remarque (E), ce que j’ai dit contre Lactance : tout ce que Plutarque dit ici fortifie admirablement la réfutation de la doctrine de ce père.
  2. Diog. Laërt., lib. VII, num. 134. Voyez là-dessus les commentateurs, et Lipse, Phys. Stoïc., lib. II, dissert. II.
  3. Arnob., lib. I, adversùs Gentes, pag. 6.
  4. Sæpè, premente Deo, fert Deus alter opem.
    Mulciber in Trojam ; pro Trojâ stabat Apollo :
    Æqua Venus Teucris, Pallas iniqua fuit.
    Oderat Æneam propior Saturnia Turno :
    Ille tamen Veneris numine tutus erat.
    Sæpè, ferox cautum petiit Neptunus Ulyssem :
    Eripuit patruo sæpè Minerva suo.
    Ovidius, Trist., lib. I, eleg. II, vs. 4.