Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T11.djvu/470

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
454
PATIN.

lieux differens, ou un lieu profond divisé en quatre parties. Ils disent que le plus bas lieu, c’est l’enfer, où sont toutes les âmes des damnés, et où seront aussi leurs corps après la résurrection ; et là où aussi doivent être renfermés tous les démons. Que le lieu le plus proche de l’enfer, c’est le purgatoire, où se purgent les âmes : mais plutôt où elles satisfont à la justice de Dieu par leurs souffrances. Ils veulent que dans ces deux lieux-là il y ait un même feu et des ardeurs égales ; et que toute la différence ne soit qu’au regard de la durée. Ils estiment que joignant le purgatoire est le limbe des petits enfans qui meurent sans sacrement, et que le quatrième lieu est le limbe des pères ; c’est-à-dire que c’est le lieu où ont été recueillies les âmes des justes qui sont morts avant la mort de notre seigneur Jésus-Christ. Ils tiennent que ce lieu-là est vide à présent : de sorte que c’est une maison à louer. Selon cette doctrine, le limbe des petits enfans est devenu le vestibule des enfers depuis l’ascension de Jésus-Christ ; car il a fallu compter pour rien après ce temps-là le limbe des pères. On pourrait donc faire ici la même demande que fit autrefois le philosophe cynique, en voyant l’entrée d’une petite maison, où est le logis de cette porte[1] ? C’est que cette entrée était fort grande. Les frontières des enfers doivent être d’une plus grande étendue que tout le royaume, ce qui est bien monstrueux. Mettez ensemble tous les enfans qui perdent la vie sans avoir reçu le baptême, soit qu’ils meurent depuis leur naissance, soit qu’ils périssent par de fausses couches volontaires ou involontaires, vous aurez sans doute les deux tiers du genre humain. Le nombre des avortons serait étonnant si on le savait, quand même on ne compterait que les victimes du point d’honneur, celles de la jalousie[2], et celles de la mollesse[3]. De tout temps on s’est mêlé de ce crime par toute la terre ; il serait facile de le prouver : contentons-nous de deux témoignages : Considérez ces paroles de Juvénal :

Cùm tot abortivis fecundam Julia vulvam
Solveret[4] .................


et ailleurs ;

Sunt quas eunuchi imbelles, ac mollia semper
Oscula delectent, et desperatio barbæ,
Et quod abortivo non est opus[5].


Ovide s’était récrié avant Juvénal sur ce grand crime, et il avait même représenté le péril à quoi s’exposaient celles qui le commettaient.

Quid juvat immunes belli cessare puellas,
Nec fera peltatas agmina velle sequi ?
Si sinè Marte suis patiuntur vulnera telis,
Et cæcas armant in sua fata manus ?
.........................
.........................
Hoc neque in Armeniis tigres fecere latebris :
Perdere nec fœtus ausa leœna suos.
At teneræ faciunt, sed non impunè, puellæ.
Sæpè, suos utero quæ necat, ipsa perit.
Ipsa perit, ferturque toro resoluta capillos :
Et clamant, Meritò, qui modocunque vident[6].

Vous verrez d’autres passages de ce poëte dans la remarque (F). Ceci me fournit de nouvelles preuves pour la force du point d’honneur. Les moyens dont on se servait en ce temps-là pour faire périr l’enfant étaient dangereux à la mère ; ils ôtaient souvent la vie à l’un et à l’autre, et néanmoins les jeunes filles aimaient mieux courir le risque de mourir, que celui d’être diffamées. Encore aujourd’hui, celles qui attendent trop périssent sous le remède quelquefois, témoin la demoiselle de Guerchi. Notez que celles qui gardent leur fruit accouchent sans faire aucun cri, à moins qu’elles ne soient dans un lieu où elles ne craignent pas de se diffamer par la découverte du mystère. Nouvelle preuve de la force inconcevable du point d’honneur. Il supprime les effets de la douleur la plus vive dans un sexe tendre, qui gémit, qui pleure, qui crie pour la moindre chose.

On disait un jour à un missionnaire : Vous ne sauriez dire des limbes

  1. Diogène Laërce, liv. VI, num. 57, le rapporte autrement. Myndum profectus (Diogenes Cynicus) cùm videret magnificas portas et urbem modicam : viri, inquit, Myndii, portas claudite, ne urbs vestra egrediatur.
  2. C’est-à-dire que dans les pays où la polygamie est permise, les femmes d’un même mari s’entre-jouent mille tours pour empêcher la fécondité les unes des autres.
  3. C’est-à-dire qu’il y a des femmes mariées, qui, pour conserver leur embonpoint, ou pour épargner la dépense, font perdre leur fruit. On prétend que certains casuistes leur prêtent la main.
  4. Juven., sat. II, vs. 32.
  5. Idem, sat. VI, vs. 364. Voyez aussi vs. 593.
  6. Ovid. Amorum, lib. II, eleg. XIV.